Kommandos de femmes
respectifs. Notre impression première ne fut pas mauvaise : les gamelles étaient propres, nous en avions chacune une, la soupe chaude était relativement épaisse, nous avions pu nous étendre et dormir. Hélas ! cela ne devait pas durer.
— Cinq par cinq xxxii , surveillées par des femmes S.S. ; nous avions à faire trois à quatre kilomètres de route, de nos hangars jusqu’à l’entrée de la mine. C’était le mois d’août, il faisait beau à cinq heures du matin ; les chemins de ce petit village étaient bordés d’arbres fruitiers, pommiers, pruniers ; pleines d’optimisme, ou pour nous donner du courage, nous chantions la Marseillaise et des chants de route ; et par ce côté exaltant de la chanson collective, nous nous sentions davantage en communion les unes avec les autres et aussi avec la nature.
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— Il fallut xxxiii descendre et le cauchemar commença. Après d’interminables marches dans l’obscurité des souterrains, un ascenseur nous descendait brusquement, à six ou huit cents mètres plus bas dans le sel. Ces longues galeries de sel étaient d’ailleurs curieuses à voir. Elles étaient de couleurs différentes, blanches, grises, vertes ou saumon en tons dégradés. Nous marchions en silence en trébuchant entre les rails des wagonnets qui servaient à transporter soit le sel, soit les munitions.
— Nous avions froid, l’air glacé du dehors arrivait jusqu’à nous par les bouches d’air ou par la cage de l’ascenseur, l’humidité montait du sol même. À cette époque je n’avais plus de linge de dessous ni de chaussures. Souvent j’ai pleuré de souffrance lorsque après les appels qui avaient duré plusieurs heures, mes pieds commençaient à se réchauffer un peu. J’avais froid, j’ai souffert du froid la nuit, pendant les quelques heures où nous avions le droit de dormir. Sans couverture j’ai claqué des dents, recroquevillée sur moi-même, les mains cachées sous mon dos. Je ne pouvais plus penser, je suppliais seulement le seigneur d’arrêter ma souffrance un tout petit peu, le temps de me ressaisir. Le jour je cachais sous ma robe du papier volé à l’usine pour me préserver et remplacer la chemise qui manquait. Pour cela j’ai été battue à mort.
— Dans mon équipe xxxiv , nous avions à monter des appareils enregistreurs, espèces de manomètres – un emboîtage, des roues à engrenage, un cadran, des aiguilles. Nous devions passer chaque pièce à l’essence synthétique et à l’huile avant le montage… Mais nous grattions du sel aux parois de l’atelier et en mettions et dans l’essence et dans l’huile, aussi passions-nous notre temps à défaire, nettoyer et remonter ces mêmes appareils qui revenaient du contrôle déjà rouillés ; c’était notre seul moyen de « résister ». Dans cette chaîne que nous détraquions et qui était constamment en réparation, une de nos compagnes a passé ses neuf mois à Beendorf à compter et à recompter les mêmes vis…
— J’étais xxxv affectée au polissage et j’avais devant moi un établi comprenant plusieurs compartiments. Dans chaque case : des petites pièces de forme bizarre. Une nuit je fus surprise par un ingénieur qui constata le mauvais état de mon travail. Il cria, hurla, me menaçant de toutes les punitions possibles pour sabotage de matériel du Grand Reich. Cette nuit-là, épuisée physiquement et moralement, je perdis connaissance. Revenue à moi, j’étais étendue sur une civière et mes camarades me dirent que le médecin de la mine, prévenu, allait venir. Il arriva effectivement quelques minutes plus tard mais quand il fut en ma présence, apprenant que j’étais Française, et déportée, il fit demi-tour en affirmant que mon cas le « laissait indifférent ».
— Accomplir xxxvi le même geste machinal pour creuser, percer ou polir une pièce, douze heures de suite. Au fur et à mesure que passaient les jours, toujours plus affamée et épuisée, me mordant jusqu’au sang pour lutter contre l’engourdissement qui me gagnait, j’essayais de tenir mon esprit en éveil en me remémorant une poésie ou un refrain de chanson. J’évitais autant que possible d’évoquer des souvenirs et de penser aux miens, à mon fils resté seul avec ma mère, à mon mari, recherché par la Gestapo et réfugié au maquis, pour ne pas sombrer dans un morne désespoir. Les malheureuses qui perdaient conscience tombaient sur leur machine, étaient
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