Kommandos de femmes
semblions déjà rayées. Nous évoquions alors les journées passées avec la morte, les beaux projets communs, les petits enfants dont elle parlait souvent, ou la vieille maman qui attendait en France, si loin… Et nous frissonnions à cause de tous ces rêves vains, à cause de ces espoirs déçus, et aussi, un peu sans nous l’avouer, parce que nous avions peur d’être un jour ce pauvre cadavre dont le bras maigre dépasserait sous le morceau de toile à sac, dans la charrette où l’emmènerait quelque part en forêt, une équipe de Polonaises bavardes et inconscientes. Nous nous sentions un peu plus seules, un peu plus abandonnées…
— Ce qui fut pire ce fut de penser à Madeleine, mon amie, que je croyais brûlée vive au revier, ou à Valentine, notre petite sœur d’adoption qui s’en alla doucement, sans faire de bruit, modeste et effacée jusqu’au dernier moment.
— Ce qui fut pire, ce fut d’épier sur le visage amaigri de ma sœur les signes de la mort, de la voir tomber évanouie près de moi pendant les appels, d’imaginer le retour à la maison sans elle, le chagrin de maman.
— Rechlin, tombeau de mes camarades… Je ne pourrai jamais entendre ce nom sans frémir d’horreur.
XI
ENTRE DEUX KOMMANDOS
Le long convoi lxxviii se dirigeait vers le camp. Dans ses wagons, les femmes de l’Europe entière, de tous âges, de toutes conditions sociales, de toutes idéologies, femmes qui allaient vers leur mort.
Près de moi, une frêle jeune fille blonde. Une Russe ? Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Je l’ignorais. C’était une très jeune fille certes, mais dans mon souvenir la plus belle de toutes les jeunes femmes.
Entassées dans ce wagon, serrées les unes contre les autres, dans cette masse humaine, dans cette foule, chacune de nous était pourtant bien seule, seule avec sa peur, confrontée avec son courage, ou sa lâcheté…
Brusquement, un chant s’est élevé. C’était la petite Russe. J’étais suspendue à cette voix pure, nuancée, qui m’emplissait toute, au point que j’en oubliais le lieu où nous étions et notre destination. Je sentais, vivais ma dernière joie pure et, dans une langue inconnue de moi, cette jeune fille me donnait son unique richesse.
Cette chanson, elle est encore dans mon souvenir, vibrante et, je peux le dire, toute embaumée de bonheur.
La voix s’éteignit tandis que le train arrivait au but.
Après plus de vingt-cinq années, que ce chant vagabond vienne à me traverser l’esprit, et me revoilà tremblante d’angoisse comme aux heures de ce voyage. J’entends encore les inflexions de cette voix, les modulations de cette mélodie étrangère qui me donna oubli et bonheur, aux portes de Ravensbrück.
XII
TORGAU
Du camp lxxix de concentration de Ravensbrück, en Mecklembourg, où nous étions détenues depuis quelques semaines, nous fûmes envoyées mes camarades et moi-même, en septembre 1944, dans un kommando de travail à Torgau.
Cette petite ville de la Saxe qui allonge dans une grande plaine, en files régulières, ses maisons propres et fleuries de géraniums derrière les vitres, était un important centre de prisonniers de guerre français en Allemagne. Vingt à trente mille de nos compatriotes se trouvaient, disait-on, rassemblées dans la région. De fait, il en sortait de partout, comme des fourmis.
Notre captivité à la Mouna, aux environs proches de la ville, sera tout éclairée par cette présence, partout sensible, de la France. Malgré les conditions qui restent très dures de l’existence matérielle et du travail, malgré la faim qui ne cessera jamais de nous torturer pendant notre séjour en Allemagne, jusqu’au bout, jusqu’à la libération pour quelques-unes, jusqu’à la mort pour un plus grand nombre, ce sera cependant un réconfort, comme un rayon de soleil dans notre détresse, d’apercevoir les fiers petits calots de nos soldats, bien déteints par cinq années de pluie et de soleil, mais qui gardent, posés sur l’oreille de garçons pleins de franchise, un air crâne de chez nous. Et quelle douceur de rencontrer, parmi tant de visages hostiles, tant d’humains dont nous n’attendons que des coups ou des injures, ce regard fraternel dont nous avions perdu le souvenir !
Nous les avons vus tout de suite, nos amis de France, lorsqu’ayant débarqué en gare de Torgau, après deux jours d’un affreux voyage en wagons à bestiaux, notre troupe s’est formée par rangées de
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