Kommandos de femmes
cinq, pour défiler dans les rues où les passants nous regardaient avec curiosité. Nous étions lasses, ivres d’insomnie. Quel effort il nous fallut pour vaincre ce vertige où tournoyait, autour de nous, le monde, pour marcher droites en chantant toutes ensemble les couplets de La Madelon ! Le chant est pour nous une forme de courage.
Et au premier tournant, au sortir de la gare, voici qu’une merveilleuse surprise nous attendait : dans une bâtisse à l’allure de caserne, haute de quatre étages, à toutes les fenêtres, des grappes de têtes coiffées du bonnet de police des régiments de France !
— Soyez les bienvenues, camarades, nous jetaient cent voix aux accents de terroir, qui n’osaient pas crier, mais dont les syllabes murmurées nous touchaient comme une caresse.
— D’où venez-vous ?
— Qui êtes-vous ?
Les questions s’enchevêtraient, souvent presque indistinctes. Et nous ne pouvions pas répondre.
— Prisonnières, soufflions-nous entre deux strophes de La Madelon.
Nos gardiens nous poussaient :
— Ruhe ! Nicht schwatzen ! Weiter, weiter lxxx !
Et à travers le tourbillon où chancelaient toutes choses, nous apercevions, en essaims parmi les roses briques du mur léchées de soleil, de jeunes visages penchés, des sourires pleins de pitié, des regards qui se voilaient de larmes.
— Courage, disait la langue de chez nous, avec ses mille accents de terre qui nous remuaient l’âme comme des effluves du sol natal, courage, ça ne durera plus longtemps. On vous aidera !
Ce murmure nous poursuivait, tandis que nous chantions avec plus de cœur, tanguant un peu comme des marins en bordée, tant faisait vaciller nos jambes l’immense lassitude :
— Quand Madelon vient nous servir à boire,
— Sous la tonnelle, on frôle son jupon…
Et dans d’autres maisons déjà, à droite, à gauche, au-dessus des pots de géraniums, les mêmes visages en grappes nous hélaient à mi-voix, coiffés des mêmes calots de drap kaki tout délavé.
— Salut les Françaises ! Vous en faites pas trop, c’est la fin !
Sur les trottoirs aussi, au milieu des badauds, des enfants aux yeux écarquillés, il y avait de nos soldats en uniforme sans couleur, avec un triangle entre les omoplates, ou les initiales KG (Kriegsgefangene) lxxxi grandes comme la main, au milieu du dos.
Ceux-là ne se risquaient pas à nous adresser la parole. Mais lorsqu’au bord de la chaussée, arrêtés, ils nous regardaient, avec un menton qui tremblait, et des pleurs le long de leurs joues, qu’ils n’essuyaient même pas, nous sentions, bien mieux que s’ils avaient parlé, la grande pitié de leur âme, et cette fraternité qui d’eux à nous serrait un lien, dont le nom, au fond de nos cœurs, était la France.
Oui, nous avions compris ce jour-là, tandis que nous nous acheminions, brisées, chancelantes, vers notre nouveau lieu d’esclavage, tandis que nous passions en chantant à travers les rues de l’exil, nous avons compris que l’amour entre les hommes peut ressusciter la patrie, même au plus profond d’une servitude étrangère. Et ce nous fut une grande douceur, au seuil de cette neuve étape.
Que de fois, par la suite, nous est venu le même réconfort, tant que notre bagne a côtoyé les kommandos – Dieu merci, moins rudes – des prisonniers de guerre qui surent si bien comprendre notre détresse et s’ingénier, avec mille stratagèmes sortis du chaud de leur cœur, à y porter remède.
Je me souviens de ces matins froids d’octobre, où nous partions après l’appel, grelottantes dans nos minces robes, sur la route qui court entre les champs plats comme la main. Il ne faisait pas encore tout à fait clair. Au-dessus de la masse indistincte des maisons de Torgau, le soleil montait dans le brouillard comme une grosse boule rouge. Derrière nous jaillissait, très noir, le mirador de planches où un soldat veillait en armes au-dessus du rectangle des barbelés. Nous marchions, escortées de nos gardiennes en uniformes, vers le village de Zinna, distant de trois kilomètres, dont les grosses fermes trapues prenaient forme à mesure que nous approchions et que le jour se levait. J’appartenais alors à une équipe d’ouvrières agricoles, plus favorisées que beaucoup de nos compagnes obligées de travailler dans une usine de guerre, où elles décapaient de vieilles douilles d’obus dans des bains corrosifs qui leur brûlaient les mains. Nous n’étions
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