Kommandos de femmes
que douze dans notre petite troupe, qui apportait un renfort de main-d’œuvre aux fermiers du pays.
Et chaque matin, tandis que nous arrivions au village, où les lourds chariots se mettaient en branle derrière deux paires de bœufs ou de chevaux aux croupes larges, avec des brassées d’enfants dans la caisse gémissante, qui riaient et se bousculaient, nous croisions juste à l’orée de la grande rue, un tombereau que conduisait, tout seul, debout, secoué par les cahots, un soldat français.
— Bonjour les Françaises ! nous criait-il dans son roulant tonnerre. Et se tenant d’une main au cahotant véhicule, il nous jetait de l’autre son « casse-croûte » ; les deux tranches de pain fermées sur un rond saucisson, que lui donnait son hôtesse pour le repas du matin.
Nous nous, partagions le maigre sandwich. Douze parts, cela fait une toute petite bouchée pour chacune. Mais il y avait dans cette miette de pain une force de résurrection.
Plus clair sonnait sur la route le refrain que lançait vaillamment, pour rythmer notre marche et secouer notre intime détresse, Christine, la petite maquisarde prise en plein combat sur le plateau du Vercors, Christine à la voix de grelot d’argent :
— C’est le moulin de la jeunesse.
— Tic tac, tic tac, tic tac, tic tac…
Et nous sentions moins lourdes nos jambes brisées par le travail de la veille, moins courbatus nos reins. On achevait la récolte de pommes de terre, et dix heures par jour, courbées, nous fouillions le sol avec nos mains.
Je vois encore notre pauvre petite troupe, frissonnante dans le matin glacé. Je souffrais à cette époque de plaies d’avitaminose qui m’empêchaient de me chausser. Je devais faire, pieds nus, les trois kilomètres sur la route. Et combien froide était la glèbe étoilée de gelée blanche où nous nous égaillions pour prendre nos postes, le long des sillons ! Je cherchais pour me réchauffer les mottes de crottin frais, fumantes entre les sabots des chevaux, malgré ma terreur du tétanos, car mes plaies étaient à vif.
Les paysans arrivaient avec leurs chariots pépiant de marmaille. Ils étaient fourrés de lainages, les mains bien au chaud dans les poches ; et leurs bottes, qu’on devinait douces à l’intérieur, bourrées de tricot, sonnaient sur le sol gelé.
Ils nous regardaient le plus souvent sans haine, un peu de pitié même passait quelquefois dans leurs yeux, et des femmes nous jetaient à la dérobée une pomme, que nous croquions avidement, en nous faisant écran les unes des autres, car tout rapport avec la population nous était interdit. Seul, le fermier nous distribuait nos tâches, nous réprimandait – sans brutalité d’ailleurs – avec un mépris bourru pour notre faible rendement. Celles d’entre nous qui servaient d’interprètes traduisaient ses propos, non sans de fantaisistes variantes, comme bien l’on pense. De temps en temps, des gamins au ceinturon militaire, qui avaient la veille fait l’exercice dans les formations d’Hitlerjugend, nous lançaient une injure au visage que nous faisions semblant de ne pas comprendre.
Comme elles étaient lourdes, les corbeilles que nous allions vider deux à deux dans le grand chariot dételé, au centre du champ ! Les monticules hérissés des tiges dures écorchaient mes pieds nus ; Les gardiennes ne nous laissaient jamais souffler.
— Weiter, weiter ! Sie sind doch faul lxxxii !
L’après-midi surtout était pénible. Nous devions parcourir à l’heure du déjeuner, une seconde fois, les trois kilomètres qui nous séparaient du camp. Tandis que les paysans, à la ferme, se reposaient une grande heure et demie autour des plats fumants de lard et de gâteaux de farine, nous pouvions à peine nous asseoir une demi-heure devant nos gamelles. Nous revenions, lestées d’une maigre soupe, gratter de nouveau le sol avec nos ongles pour déterrer les tubercules, emplir les corbeilles et les porter, courbées sous la charge, au chariot qui s’emplissait.
Quand venait le soir, et que les ombres étaient longues, sur le sol dépouillé, des voitures qu’on rattelait, alors nous sentions sur nos reins un bloc peser. Les dernières heures, nous les passions à quatre pattes, ne nous redressant que pour aller, chancelantes, vider les paniers. Nos bras avaient peine à les hisser jusqu’au bord des panneaux. Et nous avions si faim que nous essayions de mordre, en les ramassant, dans les pommes de terre
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