Kommandos de femmes
crues.
Comme nous nous sentions plus de courage, en ces dures journées, quand le cheval qui tirait l’arracheuse était mené par un prisonnier ! Le cœur nous bondissait dans la poitrine, lorsqu’en arrivant aux champs, nous reconnaissions, dans l’épais du brouillard où nous marchions, glacées, comme dans une eau trouble, son calot et son large sourire. Nous n’avions pas le droit de lui parler ; mais un regard, un geste, un mot jeté à la volée nous était un rayon de soleil. Et puis, il savait si bien retenir son cheval, l’arrêter quelques secondes après chaque sillon, malgré les cris du fermier, pour que nous ne fussions pas trop en retard, pour nous laisser le temps de ramasser, entre deux passages de la machine, toutes les pommes de terre arrachées…
Nos frères les prisonniers ! Ils étaient partout autour de nous, souvent invisibles, comme des anges tutélaires. Ils nous rendaient dans l’ombre mille services, qui pour nous étaient sans prix.
L’équipe des vidangeuses, à laquelle j’appartins quelque temps, avait le privilège apprécié de passer maintes fois dans la journée avec les puants baquets que nous portions deux à deux, en face d’un petit kommando français installé dans une maison aux briques écaillées.
Ce voisinage, c’était une compensation à notre affreuse besogne. Songez que, tout le jour, dans les cabanes infectes, devant lesquelles on faisait queue, nous devions tirer de dessous les bancs de planches les tinettes débordantes, d’où montait sur le siège une bouillie sans nom. Malheur aux imprudentes qui s’asseyaient la nuit dans ce lieu de cauchemar, quand les terrassaient d’intolérables coliques. La dysenterie sévissait en permanence, ici comme à Ravensbrück. Ces planches, engluées d’ordure, c’est nous qui les nettoyions, ainsi que les parois ponctuées de virgules, car on ne nous donnait jamais de papier. Puis nous vidions, avec une grande louche, la tinette dans des baquets. On s’aspergeait à ce travail, malgré les plus soigneuses précautions, et nous n’avions ni vêtements de rechange, ni savon pour laver nos frusques.
Mais quelle allégresse lorsqu’en faisant, hors du camp, les mille trajets vers le cloaque où nous versions nos vases, tout dégoûtants d’innommable mélange, nous apercevions en passant de bonnes figures françaises qui nous souriaient derrière les fenêtres grillées de barbelés : des prisonniers allaient et venaient autour de la maison, vaquant à leurs occupations. Et grâce au parfum que nous dégagions, qui éloignait un peu nos gardiennes, nous faisions un brin de causette, sans nous arrêter, sans détourner la tête pour ne pas nous trahir.
Nous arrivâmes ainsi à mettre au point tout un système de relations secrètes qui nous fut une aide très précieuse. Il y avait à cinquante mètres de la maison un tas de sable. Comme par hasard, on s’arrêtait un instant près du monticule, pour poser le baquet trop lourd. Et vite, tandis que la compagne se plaçait adroitement en paravent, c’était un jeu d’enfouir dans le sable une paire de chaussures cachée sous la robe, qu’une camarade nous avait confiée parce que les semelles étaient comme une écumoire. Avant de repartir, plantons un petit bâton au-dessus de la fosse aux secrets. Nous riions en reprenant, par les poignées souillées, la cuve qui faisait glou-glou à nos pas inégaux ; et des coups d’œil complices, derrière les rideaux de barbelés, suivaient notre marche parfumée.
Le lendemain, ou bien le surlendemain, le même petit poteau indicateur surgissait au milieu du tas de sable. Nous comprenions le message. Arrêt de quelques secondes. Dans le sable fouillé, nous retrouvions les chaussures avec des semelles neuves. Et quelquefois, un bout de papier griffonné était glissé à l’intérieur, portant un mot d’encouragement, ou bien des nouvelles de la guerre.
Nous remercions d’un mot, au vol. Mais au-dessus de toute parole était cette lumière que nous apportait la sollicitude de nos frères. Ceux qui parvenaient à nous approcher, en croisant notre trajet, interrogeaient :
— Qu’est-ce qui vous manque le plus ?
Le jour suivant, comme par miracle, nous déterrions, sous le petit bâton béni, du savon, un cornet de sel, des peignes de poche, un fragment de miroir.
Bien entendu, ce n’étaient là que des miettes pour notre grande faim de toutes choses, une infime portion jetée au troupeau de cinq
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