Kommandos de femmes
cents miséreuses. Mais le geste, que nous racontions à nos compagnes, nous réconfortait toutes.
Si lamentables étaient nos troupes que les soldats français rencontraient allant aux champs, à l’usine, qu’ils apercevaient le soir derrière les barbelés, quand nous faisions une grande heure la queue dans le froid pour attendre notre soupe ; si tristes étaient nos mines d’affamées, nos robes loqueteuses barrées de l’X éclatant, que nos frères résolurent de tenter un grand effort de secours en notre faveur.
Les hommes de la maison aux briques écaillées en prévinrent les vidangeuses. Et des prisonniers qui réparaient les rails derrière la gare le dirent aux déchargeuses des wagons de douilles. Et dans les champs, le charretier au calot de drap kaki annonça la promesse :
— Nous sommes très nombreux. Nous faisons une grande quête pour vous. Tout le monde s’y met. Courage : nous obtiendrons des Chleuhs la permission de vous donner quelque chose.
À partir de ce moment, nous vécûmes d’un merveilleux espoir. Nos esprits caressaient les richesses qui nous tomberaient en pluie. Auprès de notre misère, les prisonniers nous paraissaient détenir le pactole ! Nous formulions des vœux, comme jadis devant la cheminée où saint Nicolas allait descendre avec son âne miraculeux.
— Que désirez-vous d’abord ? interrogeaient les petits papiers enfouis dans le sable.
— Oui, oui, vous aurez des brosses à dents, chacune une. Il y en aura cinq cents, murmurait l’aide-jardinier en capote déteinte qui, dans le bunker empli de tas de légumes, assistait le grand diable roux dont nous étions les esclaves et qui nous faisait valser sous ses rauques commandements :
— Komm her, Yvonne, wirf die Rüben auf einen Haufen lxxxiii .
Le soir, en crachant les morceaux de rutabagas qui nageaient comme des filaments de bois dans la soupe, nous faisions des festins en imagination.
— Ernest, disait l’une, m’a assurée que nous aurions du chocolat ; au moins deux tablettes par personne.
— C’est vrai, confirmait l’autre. Charles m’a dit la même chose. Et il y aura aussi des pâtes de fruits.
— Et du pâté dans des boîtes en fer blanc !
— Et des biscuits secs !
— Et des sardines à l’huile !
Ces mets prodigieux dansaient dans nos têtes, où la faim faisait tournoyer une sorte de vertige. Combien de soirs nous nous sommes endormies sur nos dures paillasses en rêvant d’une belle tartine de confiture qu’apportait, triomphant, heureux de notre joie, un frère qui parlait le langage de France !
Nous fûmes averties des tractations qui se poursuivaient entre une délégation de prisonniers et les autorités du camp. L’officier de la Wehrmacht, qui était notre chef nominal, fut facile à convaincre. C’était un homme froid, sans rudesse, que nous voyions rarement et qui ne nous avait jamais maltraitées.
Mais notre véritable mentor était un sous-officier de S.S. qui présidait chaque matin à l’appel, et qu’on voyait rôder tout le jour sur nos lieux de travail, une baguette à la main, dont il se servait à l’occasion pour fustiger les paresseuses. Ses décisions étaient sans appel, car le commandant, bien que supérieur par le grade, n’osait pas le contredire. Et le siège était dur de cette brute, que nous appelions « badine » à cause de son éternelle cravache, qui jouait une sorte de sinistre comédie, faisant des ronds de jambes, grimaçant de sa figure barrée de cicatrices, bien que ce reître ignare n’eût certes jamais fréquenté l’université. Parfois, il se mettait à courir en lançant sa baguette, esquissait des entrechats, comme pour plaisanter avec nous. Mais il ne fallait pas se fier à ces velléités de bonne humeur, généralement suivies de crises de colère d’une violence morbide. L’homme était un demi-fou, sans doute déséquilibré par l’alcool. Il arrivait souvent le matin en zigzaguant, hurlant des menaces, avec des yeux hagards dans un visage comme une lanterne.
Les prisonniers, avertis par nos soins, surent le circonvenir.
— Il a dit oui ! chuchotèrent des voix joyeuses autour de nos misérables essaims. Nous l’arrosons copieusement ; on lui fait sa large part.
Ainsi prenait corps notre rêve. Ô la douceur de ces tendresses fraternelles penchées sur nous ! Cette foule inquiète autour de notre souffrance, dont nous ne connaissons que quelques visages, mais que nous savons
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