Kommandos de femmes
neuf ; mais c’est chaud tout de même. Et puis, on le donne de si bon cœur ! »
Oui, petits soldats de France, qui depuis des mois ne recevez plus de colis, et qui pillez pour nous de précieuses réserves, au seuil d’un hiver dur encore ! Nous regardons, bouleversées de gratitude et d’émotion, les socquettes étoilées de grandes reprises disparates, les foulards, dont la laine distendue fait des boucles, les pull-overs aux nuances passées ; toutes ces pauvres choses qui ont gardé la forme du corps et dont on sent que des êtres s’en sont privés, qu’ils les ont arrachées à leur chair pour les donner.
— Ne vous dépouillez pas pour nous, chuchotent nos voix qui tremblent. Il fera froid cet hiver. Et vous ne recevrez plus rien.
Un regard seulement nous répond. Il y a tant d’amour, tant d’infinie compassion dans ce regard, que nous nous mettons presque toutes à pleurer.
Maintenant, c’est fini. Le camion est vide. Les déchargeurs font cercle autour de Badine, qui échange quelques mots avec l’adjudant de chasseurs flanqué du feldwebel. Notre alpin aux galons dorés semble lui faire quelques recommandations. Et puis, ils s’en vont tous. Un bref geste de la main dans notre direction. On dirait qu’ils ont peur de nos nerveuses réactions. Nous sommes si bouleversées que nous ne pouvons pas dire un mot.
Mais lorsque, devant la barrière, ils sautent, lestes, dans le camion qui se met à pétarader, et que, debout sur la plate-forme, si sveltes dans leurs tuniques fanées – leurs vêtements du dimanche, lavés, recousus avec un soin touchant, et qu’ils ont mis en notre honneur – quand nous les voyons tous ensemble agiter leurs calots, tandis que démarre le grinçant véhicule, alors un cri nous monte à la gorge :
— Merci, merci !
Et toutes les têtes remuent. Une houle nous secoue sur nos fragiles échafaudages de corps qui croulent, se relèvent, se pavoisent de bras tendus, et soudain – comme si une magie nous avait empoignée – ne sont plus qu’une clameur, triomphante, à toutes les fenêtres de la prison :
— Vive la France !
Badine s’est retourné, écarlate de fureur. Il bondit sur nous, la cravache haute.
Mais elle est plus forte que toutes les volontés, la vague de fond qui nous soulève, qui court en ondes violentes de notre foule en châteaux de cartes jusqu’au camion qui s’en va, où les hommes dressés, minces corps vibrants dans la limpidité du soir, eux aussi se mettent à clamer à pleine gorge, en brandissant leurs bonnets comme des drapeaux :
— Vive la France ! Vive la France !
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Dans les semaines qui suivirent, nous vîmes souvent nos gardiennes croquer des tablettes de chocolat. Badine avait les poches bourrées de gâteaux secs ; et sur son pain s’étageait en pyramide, quand il venait, la mine avantageuse, surveiller nos travaux, un pâté que nous ne lui connaissions pas encore. Nous attendîmes longtemps la distribution promise. Nos amis les prisonniers faisaient des réclamations, dont ils nous chuchotaient le rapport.
Enfin, deux ou trois semaines après leur visite, notre sinistre jocrisse fit en grande pompe le partage. Nos provisions avaient fondu comme neige au soleil. Nous eûmes bien une bouchée chacune de thon en conserve ou de corned beef, le quart d’une tablette de chocolat. Notre trésor tenait dans un mouchoir. Quelques privilégiées se virent échoir l’aubaine d’une chaussette qu’on se mettait sur la poitrine ou qui servait de manchon. Il y eut même une demi-douzaine de chandails qui furent tirés au sort.
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Trois jours plus tard, à la suite d’un grave sabotage à l’usine, l’ensemble du kommando de Torgau était renvoyé à Ravensbrück. « L’affaire » avait commencé une dizaine de jours auparavant.
— Avis lxxxvi nous est fourni à l’appel : de nouvelles machines (voilà !) sont arrivées ; le rendement de la branche cartouche, qui avait tant faibli, est appelé à tripler. On s’adresse à notre sagesse, à notre amour-propre de bonnes ouvrières. Il est demandé des volontaires – provenant des corvées intérieures – pour des besognes inédites. Besognes aisées et assises ; une prime de pain par semaine. L’Aufseherin, baptisée Gretchen, brandit son papier et réclame des inscriptions bénévoles. Sa retape tombe dans le vide.
Qu’arrivera-t-il ? Rien, ce premier matin, que nous passons dans l’émotion. Une nouvelle effrayante
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