Kommandos de femmes
devant leur baraque et attendent la soupe. L’Aufseherin a changé et celle-ci paraît moins rogue. Je cherche Denise, elle est au milieu d’une rangée, je gesticule, je l’appelle, elle m’entend, me reconnaît et, sans plus réfléchir, sort des rangs, se précipite, moi aussi et nous nous embrassons en riant, si heureuses de nous retrouver.
Évidemment, la gardienne accourt et nous sépare ; je lui dis que Denise est ma sœur…
8 octobre : réussi à entrer en fraude au block 19. Denise et ses compagnes m’apprennent qu’elles sont revenues à Ravensbrück pour avoir refusé de travailler dans une usine de munitions. Elles pensent repartir incessamment dans un autre kommando. À moi de me débrouiller pour être du voyage.
Je questionne donc les anciennes : quelles démarches faut-il faire pour partir en transport ?
Il y a à Ravensbrück deux clans : l’un, le plus important, est composé de femmes qui ne veulent absolument pas partir et font tout ce qu’elles peuvent pour rester ici. Elles y réussissent en général assez bien et, connaissant toutes les astuces de la vie au camp, parviennent très souvent à esquiver les corvées de travail. L’autre partie des prisonnières estime que l’on peut, en quittant Ravensbrück, aller dans un camp beaucoup plus mauvais, mais qu’il est aussi possible d’atterrir dans un kommando où le traitement sera moins rigoureux. C’est une loterie, on a de la chance, ou on n’en a pas.
10 octobre : suivant les conseils des anciennes, je fais une « toilette » très soignée et me dirige vers l’arbeitenzatz. Je suis reçue par une madame Einemann (son nom est écrit sur son bureau). Je saurai plus tard que c’est une Allemande internée pour avoir épousé un Juif. Elle parle très bien le français. J’expose ma demande ; elle va prendre l’avis de l’officier S.S. qui dirige les transports. Je l’aperçois par la porte entrouverte. Pas rassurant. Il sort, m’examine des pieds à la tête d’un air dégoûté, dit quelques mots que M me Eineman traduit :
— Êtes-vous bien décidée à partir avec le convoi retour de Torgau ? Pourquoi ?
— Je veux partir pour être avec ma sœur. (Denise et moi avons décidé de cette parenté, cela peut faciliter les choses.)
Le S.S. m’examine encore et ricane.
— C’est bien, dit M me Einemann, donnez-moi votre numéro, vous partirez avec le transport.
Lorsque le S.S. s’est renfermé dans son bureau, elle me demande à mi-voix :
— Savez-vous pourquoi vos camarades sont revenues ?
Je m’étonne :
— Mais… parce qu’il n’y avait plus de travail pour elles.
M me Einemann jette un coup d’œil vers la porte du bureau :
— Non… Il y a autre chose… Elles vont partir en camp disciplinaire. Ce sera terrible. Je ne peux rien vous dire, mais… Voulez-vous toujours les suivre ?
— Oui.
— Bien. Vous partirez d’ici quelques jours.
Je la remercie et m’en vais. À l’heure de la soupe, je parviens à donner la nouvelle à Denise ; elle a un scrupule :
— Nous allons dans un camp de punition ; tu ne regretteras pas de venir avec nous ?
— Non. Du moment que je serai avec toi, tout est préférable à Ravensbrück.
J’en rends grâce à Denise Marin, je n’ai jamais regretté de l’avoir suivie.
14 octobre : dans l’après-midi, appel pour le transport du lendemain. C’est de nous qu’il s’agit et cette fois je suis bien sur la liste. Dix heures du soir : le petit groupe dont je fais partie quitte le block 4, escorté par les Aufseherinnen ; nous nous dirigeons vers les bâtiments des douches, à travers le camp illuminé qui, avec ses baraques vertes à gros numéros, prend des allures de foire. Nous rejoignons des Russes, des Polonaises, et nos camarades du 19. Cérémonial des départs : déshabillage, douche, fouille, distribution de nouveaux vêtements – ce ne sont pas des « rayés » mais d’ignobles vêtements civils sur lesquels on a peint de grandes croix blanches – des triangles et des numéros neufs qu’il faut coudre immédiatement. Il doit être deux heures du matin lorsque tout est « en ordre » et nous nous asseyons sur le plancher trempé des douches en attendant le départ.
15 octobre : quatre heures : « Aufstehen ! » Tout le monde se redresse. L’appel commence ; d’abord les noms, si écorchés qu’il faut une sérieuse attention pour reconnaître le sien, puis les numéros, et nous
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