Kommandos de femmes
nous alignons par rangs de dix. À la sortie, je parviens à rejoindre Denise ; tant pis pour l’ordre alphabétique.
Que nous réserve ce transport ? Nous l’ignorons. Mais nous goûtons un moment de joie intense, inexprimable, qui fait se redresser les têtes et s’enfler plus fort les poitrines : c’est celui où nous franchissons, avec le ferme espoir de ne jamais le revoir, le triple portail de fer du camp de Ravensbrück.
17 octobre : après un jour et une nuit de voyage dans des wagons à bestiaux pleins de courants d’air, nous atteignons une petite gare : Kœnigsberg-Neumark (Poméranie). Le train stoppe ; l’Aufseherin, consultée, veut bien répondre que nous sommes au nord-est de Berlin, non loin de la Baltique. Nous dégringolons de nos wagons, heureuses de dégourdir et de réchauffer nos membres endoloris et glacés. Cinq par cinq, en marche vers le camp inconnu. C’est un tout petit kommando où logeaient avant nous des prisonniers de guerre, polonais ou tchèques. Le camp est très sale, les blocks peu attirants. Les Françaises se groupent dans les blocks 8, 11 et 14. Ce dernier sera bientôt abandonné. Nous nous réunissons par chambrées de 50, ce qui semble plus sympathique que les immenses dortoirs de Ravensbrück. Denise et moi sommes dans la chambre 3 du block 11 ; notre chef de chambre sera une vieille lyonnaise, M me Fulchiron, que nous apprécierons toujours pour son calme et sa justice, et il lui en faudra pour distribuer jusqu’à la fin, sans incident grave, les de plus en plus maigres rations de pain noir.
20 octobre : trois jours sont passés… Ce matin, nous sommes toutes en rangs entre le block cuisine et le block revier pour être présentées au commandant du camp. Nos gardiennes se figent au garde-à-vous : le seigneur du lieu arrive, grand, gras et blond, en dolman blanc et décorations pendantes. Debout sur le perron du revier, il nous fait un petit discours auquel, évidemment, nous ne comprenons rien. Une interprète bénévole traduit : nous devons commencer à travailler aujourd’hui.
Départ immédiat : cinq par cinq, encadrées de soldats en armes, nous démarrons du pied gauche : « Links !…»
Sortant du camp, nous passons devant des casernes pour arriver sur un immense terrain d’aviation entouré de hangars. Des avions, en l’air, au sol, des chasseurs plus la plupart.
Notre travail au plateau – c’est ainsi que s’appelle ce chantier – a pour but d’agrandir le terrain. Il faut d’abord niveler le sol ; armées de pics et de pelles, nous démolissons les talus et chargeons des wagons qu’une locomotive emmène à l’autre bout du champ. À midi, un chariot traîné par un vieux cheval nous apporte dans des tonneaux de l’eau tiède baptisée « soupe ».
30 octobre : il commence à faire bien froid. Sur ce terrain dénudé, le vent de la Baltique souffle de toutes ses forces. Nous nous tenons par le bras, nous courbons la tête, les rafales démolissent nos rangs, nous reculons, nous tombons, malgré les hurlements et les coups de gourdin des gardiennes. Alors il s’est passé cette chose incroyable, surtout pour moi qui avais toujours pensé que les aviateurs étaient, quelle que soit leur nationalité, un petit peu au-dessus des autres : ils ont mis un avion en route, un biplan à hélice, du genre Stampe, l’appareil s’est placé à l’arrière de la colonne de femmes, et il a avancé… Lentement, bien sûr. Mais croyez-moi, quand une hélice d’avion tourne à moins d’un mètre de votre tête, même mourante, vous avancez. Et, poussées par cet avion, nous avons atteint notre lieu de travail… Il fallait y penser…
Malgré le vent et le froid, le travail ne manque pas, il est même assez varié. Certaines équipes, attelées à des sortes de charrues, découpent la plaine herbeuse en carrés ; d’autres, dont je fais partie, doivent entasser ces plaques de gazon dans les wagons et les décharger plus loin, de façon à reconstituer une immense pelouse. C’est un vrai supplice de transporter à mains nues ces mottes de terre glacées recouvertes d’une herbe dont chaque brin, pareil à une aiguille de glace, blesse cruellement et déchire doigts et poignets. Les évanouissements sont fréquents, mais quelques coups de bottes du commandant remettent vite les coupables sur pied.
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— Je xc ne détestais pas ce travail en lui-même, mais les conditions impossibles dans lesquelles nous
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