Kommandos de femmes
pas ; mais les Boches font preuve d’une justice expéditive. Ce soir même, au lieu de nous coucher, ordre de faire nos paquets. Toute la nuit debout. Deux cent cinquante sont inscrites. Pour quel départ ? On l’ignore. Le train nous prendra à l’usine même, à l’aurore (si c’étaient de ces wagons de chaux vive où l’on dit que des milliers de déportés ont trouvé la fin ?). La liste est établie au petit bonheur (Roberte jure qu’elle ne s’en mêle pas et redoute les vengeances). Restent – c’est un déchirement – entre autres M me Warnod, la petite Labarthe, M rs Hudson, M rs Lawson, la Marquise, Lily de Rothschild, M me Van den Linden. M me Viriot doit laisser sa vieille mère. Je ne réussis pas à « sauver » Mabel comme j’avais pu le faire naguère. Sylvaine a été mise sous clef. Plus de larmes. On est écrasées.
Celles qui demeurent nous voient nous embarquer vers huit heures, avec effroi. Elles ne donneraient pas cher de nous (surtout que Loulou et Renée entonnent la Marseillaise).
Et nous d’elles ?
En fait, ce sont elles qui regagneront Ravensbrück. La chambre à gaz, le crématorium…, neuf sur dix ne survivront pas.
XIII
PETIT-KŒNIGSBERG
Les « rapatriées » de Torgau (le Marchand de Vaches a reçu ses consignes) formeront l’âme d’un nouveau kommando disciplinaire. À Petit-Kœnigsberg, aucune possibilité de saboter puisqu’il n’y a rien à saboter : un plateau nu, le vent, la neige, le froid (bien souvent moins trente) et quelques pistes d’un aérodrome de campagne à entretenir.
— Le grand air ! Le bon air !
Et seulement trente-cinq survivantes, après ce long hiver 44-45, sur les deux cent cinquante femmes choisies au départ.
*
* *
— « Surtout lxxxvii , je veux du papier et un crayon ! » Ce sont les premiers mots que j’ai dits à Denise, au matin du 1 er février 1945, lorsque nous nous sommes retrouvées seules, après le départ précipité de nos gardiens, dans le petit kommando de Kœnigsberg-Neumark lxxxviii , au milieu des landes sablonneuses de Poméranie.
Et, tandis que celles d’entre nous qui peuvent encore marcher partent à la recherche de ravitaillement dans les bâtiments occupés jusqu’à cette nuit par les S.S., j’essaie de mettre un peu d’ordre dans mes idées et de récapituler comment nous en sommes arrivées là, en cent cinq jours, à peine plus de trois mois…
Ravensbrück, 5 octobre 1944 : après la soupe du soir, un bruit court dans le block 24 : « Celles de Torgau sont revenues ! » Aussitôt, je me précipite au-dehors pour essayer d’en savoir davantage. En effet, ma meilleure amie, Denise Marin lxxxix , avec qui je suis arrivée de Fresnes le 21 août, est partie le 6 septembre, avec la majorité des camarades de notre convoi, pour le camp de Torgau. Sans savoir pourquoi, j’ai dû rester à Ravensbrück, et ce mois de solitude, perdue dans la foule du camp, sans aucun soutien moral, m’a plus affaiblie et démoralisée que n’importe quel travail avec une amie près de moi. Denise m’a aidée à supporter les longs mois d’emprisonnement à Fresnes, nous sommes protestantes toutes les deux et avons fait nôtre la magnifique devise de nos ancêtres d’Aigues-Mortes : « Résister. » Je suis bien décidée à faire l’impossible pour la retrouver.
Je parcours le camp : on dit bien qu’un convoi est arrivé, mais est-ce celui de Torgau ? La nuit est longue…
6 octobre : après l’appel, je réussis à échapper aux colonnes de travail et, lorsque tout est calme, je sors du 24 et remarque tout de suite qu’un service d’ordre particulier règne autour du block 19. Seraient-elles là ? Des têtes apparaissent aux fenêtres ; j’essaie d’approcher ; une Aufseherin me repousse de sa matraque. Sans insister, je fais le tour de la baraque et, glissant le long du block, j’arrive près de la pièce occupée par les revenantes.
— Denise Marin est-elle parmi vous ?
Immédiatement on me répond oui.
— Dites-lui qu’Éliane va bien et veut la voir.
Vlan ! un coup de ceinturon me tombe sur la nuque.
Une Aufseherin me secoue et m’éloigne du block en hurlant. Très bien, je reviendrai tout à l’heure ; Denise est prévenue, c’est l’essentiel. Et je suis ravie de constater que mes cheveux, très épais – je n’ai pas été rasée – amortissent remarquablement les coups.
Midi : les habitants du 19 sont en rangs
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