La 25ème Heure
vivent, tout comme les premiers chrétiens, dans les catacombes, dans les prisons, les ghettos, en marge de la vie. Ils restent cachés. Les hommes n’ont pas la permission de paraître en public. Ils n’ont pas la permission de détenir des fonctions publiques. Nulle part et surtout pas dans les bureaux, car votre Civilisation a remplacé les autels par les bureaux.
" Les hommes qui sont encore des hommes sont obligés de se cacher. Autrement, ils sont obligés d’agir selon les lois techniques, selon les lois de la machine.
" L’homme a été réduit à une seule de ces dimensions : à la dimension sociale. Il a été transformé en Citoyen, ce qui n’est plus synonyme de la notion d’homme.
" La Société technique ignore l’homme. Elle ne le connaît plus que sous sa forme abstraite de Citoyen.
" Et du moment qu’elle ne le connaît pas, comment pourrait-elle faire une révolution pour lui ?
" La révolution actuelle – étant donné son caractère spécifiquement occidental – demeure étrangère à tous les intérêts des êtres humains en tant qu’individus.
" L’homme est depuis longtemps devenu une minorité prolétaire de votre Société. Et quelle que soit la partie qui gagne le combat actuel, l’homme demeurera prolétaire dans le cadre de la Société.
" La lutte actuelle est un choc entre deux catégories de robots qui tirent après eux des esclaves vivants, des esclaves en chair et en os.
" Les hommes ne peuvent pas être considérés comme participants au combat en cours, tout comme les esclaves des galères romaines ne pouvaient pas être considérés comme participants aux guerres de l’Empire romain. Ils ne font que porter les chaînes de la guerre. Et on ne peut pas participer à une guerre en portant des chaînes.
– Les prisonniers de ce camp ne viennent-ils pas s’engager de leur propre gré ? demanda Mr. Lewis. Votre affirmation est très risquée. Je ne vous menace pas, mais je vous contredis énergiquement. Chaque volontaire vient ici de son propre gré. Soutenez-vous, par hasard, que nous ayons forcé un seul d’entre eux à le faire ? Vous êtes témoin des scènes de désespoir auxquelles nous assistons, lorsque nous sommes obligés de refuser certains d’entre eux. Ils nous menacent de se tuer si nous refusons de les inscrire. N’est-ce pas là action volontaire ? N’est-ce pas là de l’enthousiasme ? Ils sont même plus fanatiques que nous. Lorsque nous refusons leur demande, ils se considèrent comme gravement punis. Est-ce vrai ?
– : Les hommes n’ont plus d’autre voie de salut, dit Eleonora West. Ils se trouvent dans une cellule de prison entourée de flammes et ils ne peuvent en sortir que par une seule porte. Cette porte, c’est la demande d’engagement comme volontaire. Cette porte, ce sont les Pétitions que nous recevons chaque jour à ce bureau. Chacune de ces pétitions est un cri de désespoir vers la seule porte qui existe encore. Tous envoient des pétitions. Pas seulement les Européens qui se sont enfuis de l’Est. Mais toute l’Europe.
– C’est faux, dit Mr. Lewis. Cette pétition n’est pas la seule porte par laquelle ils puissent s’échapper des flammes. Ils pourraient passer chez les Russes. Pourquoi ne le font-ils pas, et pourquoi viennent-ils vers nous ?
– Non, répondit Nora. Montrer aux hommes la route qui les conduit chez les Russes équivaut à leur montrer le mur dévoré par les flammes, par-dessus lequel ils peuvent se précipiter dans la chambre même où a pris l’incendie. Par-dessus ce mur ils ne peuvent que sauter dans les flammes et dans la mort. Et pas un homme ne voudrait sauter dans le feu, au moins tant qu’il y a encore une porte. Et cette porte, c’est nous. Ils demandent à s’échapper, mais ils ne cherchent pas à voir vers quoi s’ouvre cette porte. Cela ne les intéresse pas. Il faut qu’ils sortent parce qu’ils étouffent. Et à tout prendre une porte vaut toujours mieux qu’un mur dévoré par les flammes. Et même si les hommes savaient que passé le seuil de cette porte il y a toujours du feu, ils choisiraient toujours la porte. Au moins pendant un instant, ils sont sûrs de ne plus voir le feu. Ils gardent encore un espoir, une illusion. Et cela vaut mieux que rien. Il est très important de garder une illusion, aussi absurde soit-elle.
– Vous voyez tout sous un angle tragique, dit Mr. Lewis. Les volontaires ne pensent pas comme vous. Lorsque nous acceptons
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