La 25ème Heure
deux prisonniers. Il devint encore plus furieux. Il aurait voulu le déchirer en mille morceaux, car il n’avait servi à rien. Bien que seule, Suzanna n’avait pas voulu le recevoir. Et comme il essayait de forcer la porte, elle avait pris une cognée et l’avait menacé de lui fendre la tête. Et ce n’était pas pour rire. Le gendarme savait bien à quoi s’en tenir avec les femmes. S ’il était entré dans la cour, elle lui aurait fendu la tête. Il avait renoncé et était parti. Mais il était en colère. Toute sa manœuvre pour arrêter Moritz et avoir la femme à lui avait été inutile. Il avait travaillé toute la nuit à rédiger le rapport.
"J’ai gâché l’encre et le papier pour des prunes ! " se dit-il. Il repensa à Moritz et se mit à jurer tout ce qu’il savait.
28
Dans la cour de la caserne, la colonne de prisonniers se tenait prête à partir. Moritz regardait les hommes, leurs beaux habits, leurs valises en cuir. Il se sentait las. Les pieds lui faisaient mal. Goldenberg n’avait pas lâché un seul mot, tout le long du chemin. Lui aussi était fourbu de fatigue. Il aurait voulu s’asseoir. La porte était demeurée ouverte derrière eux. La colonne de prisonniers commençait à se mettre en marche. Les hommes sortaient de la cour. Un officier qui passait, tenant une liasse de papiers à la main, jeta un regard sur le visage pâle de Goldenberg. Puis il fixa Moritz et demanda au gendarme :
– Tous des youpins, n’est-ce pas ?
Il arracha l’enveloppe jaune des mains du soldat, sans plus attendre la réponse et montra du doigt à Moritz la colonne qui sortait par la porte. Il ordonna :
– Colonne par quatre !
Iohann Moritz regarda l’officier. Il n’avait pas compris. Le lieutenant l’attrapa par l’épaule, le fit tourner sur lui-même, comme une toupie et l’envoya dans les rangs d’un coup de botte. Iohann Moritz se mit au pas et sortit de la cour avec les autres prisonniers.
En tournant la tête il vit Marcou Goldenberg qui le suivait.
29
I ls marchèrent jusqu’au soir. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour faire une halte, ils se trouvaient déjà aux abords de la ville. Marcou Goldenberg s’approcha de Iohann Moritz.
– Détache-moi les mains, dit-il.
Il lui tourna le dos. Les mains de Goldenberg étaient blanches et fines. Les poignets portaient une marque rouge comme du sang. Après que Moritz lui eut délié les mains, Goldenberg dit :
– Merci.
Il ne sourit pas et ne regarda pas Moritz dans les yeux. Il s’assit dans l’herbe en fixant l’horizon de son regard froid comme le verre. Iohann Moritz s’assit à son côté. Il voulait entamer la conversation et lui tendit la ficelle qu’il venait de dénouer.
– Tu as encore besoin de cette ficelle ? dit Moritz. Veux-tu me la donner ?
– Tu peux la garder, répondit Goldenberg.
Sa voix avait perdu de sa dureté. Iohann Moritz roula la ficelle et la mit avec soin dans la poche de son pantalon.
– Il est bon d’avoir un bout de ficelle sur soi, dit-il. On ne sait jamais à quoi ça peut servir.
Marcou Goldenberg sourit. C’était la première fois que Iohann Moritz le voyait sourire.
30
Le soir même, la colonne de prisonniers juifs aboutit aux bords de la rivière Topolitza. Le lit de la rivière était à sec. Elle était bordée de saules et de fourrés d’arbustes rabougris.
C’est là que les juifs devaient creuser un canal. Au loin on apercevait des maisons. Il n’y avait pas de village aux environs. Seules deux étables abandonnées montaient la garde sur cette terre déserte. Elles avaient été construites pour les chevaux des haras au moment où cette terre appartenait à un monastère. Les étables étaient à la lisière de la forêt. Un camion militaire chargé de bêches, de pelles, de pics et d’une chaudière pour la cuisine s’était arrêté devant eux. Les prisonniers regardaient le camion. Ils n’avaient rien d’autre à voir.
Cette nuit-là, ils couchèrent dans les étables. Moritz s’étendit sur l’herbe, au-dehors. La couche était molle et il s’endormit tout de suite. Au cours de la nuit il se réveilla plusieurs fois. La lune était belle comme le jour. Moritz se serait cru chez lui s’il n’avait vu les corps enveloppés dans des manteaux, des tas de corps étendus à ses côtés. En les regardant il se rendait bien compte qu’il était loin de Fântâna. Alors il
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