La 25ème Heure
demanda Aristitza. Un seul mot ? Si nous ne leur parlons pas, ils vont croire que nous sommes des ennemies et ils nous fusilleront.
– Je ne sais pas un mot d’allemand, répondit Suzanna.
Les deux femmes firent encore quelques pas vers la colonne. Puis elles s’arrêtèrent. Elles demeuraient sur la route serrées l’une contre l’autre, sans bouger. La main d’Aristitza se crispa au poignet de Suzanna.
– Tu es la plus jeune, dit-elle. Essaie de te rappeler un mot d’allemand. Dans ta vie, tu as dû entendre des Allemands. Ton père parlait l’allemand. Quand on est jeune on a de la mémoire.
– Je ne me rappelle rien, dit Suzanna. Disons-leur quelque chose en roumain !
– Que veux-tu qu’on leur dise en roumain ? dit Aristitza en colère. Ils ne comprendront pas, et ils croiront que nous sommes communistes.
– Crions " Christ ", mère ! dit Suzanna. Les Allemands sont tous chrétiens. S’ils nous entendent dire " Christ ", ils verront bien que nous ne sommes pas communistes. " Christ " cela veut dire des pensées honnêtes et bonnes.
– Essaie toujours, dit Aristitza. Si les Allemands te comprennent, c’est que tu n’es pas aussi bête que tu en as l’air !
– Je n’ai pas le courage d’y aller toute seule, dit Suzanna. Crions ensemble.
Les deux femmes se serrèrent encore plus l’une contre l’autre, et se mirent à crier, d’abord doucement puis de plus en plus fort :
– Christ ! Christ !
– Qui est là ? demanda une voix autoritaire.
Les femmes ne comprirent pas ce que demandait l’Allemand et répondirent en chœur :
– Christ !
Deux soldats se dirigèrent vers elles. Aristitza tremblait de peur. Elle tremblait plus fort que Suzanna. Les Allemands ne comprenaient pas ce qu’elles voulaient. Elles allèrent chercher le prêtre Koruga dans le champ de maïs, et vinrent le poser au beau milieu de la route, devant la colonne.
Les Allemands allumèrent des lampes et regardèrent le visage du prêtre.
– C’est un prêtre ? demanda un officier.
– Christ ! répondit Aristitza.
– Les Bolcheviks l’ont fusillé ? demanda l’officier.
Aristitza crut comprendre que l’officier demandait si le blessé n’était pas bolchevik. Elle répéta, convaincue :
– Christ !
La colonne allemande était en retraite. L’officier qui avait parlé aux femmes donna l’ordre de départ. Il fit signe à Aristitza d’écarter le blessé pour que les autos puissent passer.
Aristitza lui prit la main en l’implorant de leur donner un docteur ou un infirmier pour soigner le prêtre.
En entendant les autos démarrer de nouveau, Aristitza fut prise de panique. Elle ne voulait pas laisser partir les Allemands avant qu’ils aient pansé le prêtre. Elle se mit à genoux devant l’officier et lui baisa la main. Elle savait qu’elle ne pourrait jamais trouver un autre docteur.
– Que veut cette femme ? demanda le commandant de la colonne.
– Elle veut qu’on emmène vin blessé jusqu’en ville. C’est un prêtre orthodoxe.
– Pourquoi ne pas le faire ? dit le commandant. Nous sommes un peuple civilisé même dans la défaite ! Chargez le blessé dans l’ambulance. Faites vite, nous partons.
Aristitza et Suzanna virent les soldats poser le prêtre sur un brancard et l’envelopper d’une couverture. Puis les autos démarrèrent. Aristitza voulut monter, elle aussi, à côté du prêtre. Les soldats se moquèrent d’elle, et fermèrent la porte de l’ambulance.
La colonne se mit en route. Suzanna la regarda disparaître dans la nuit et se mit à pleurer comme si elle implorait du secours.
– Que t’arrive-t-il encore ? demanda Aristitza la prenant par les épaules et la secouant. Tu veux que les Russes t’entendent crier ?
– Dieu va nous punir pour le péché que nous venons de commettre, dit Suzanna. Nous n’aurions pas dû le donner aux Allemands ! Qui sait ce qu’ils vont en faire !
– Ils vont le mener à l’hôpital, dit Aristitza. Et il vaut mieux pour lui qu’il soit à l’hôpital qu’en forêt.
Mais quelques instants après, elle se mit aussi à pleurer. Elle regrettait d’avoir agi de la sorte.
– Nous n’aurions pas dû le donner aux Allemands ! s’écria-t-elle. Nous avons fait là un grand péché et Dieu nous punira ! Nous allons brûler en Enfer. Et c’est ta faute si nous avons donné le prêtre aux Allemands !
Les deux femmes auraient voulu courir après la colonne et reprendre
Weitere Kostenlose Bücher