La 25ème Heure
Puis elle se rappela que le matin même, en se dépêchant pour aller au Tribunal du Peuple, elle avait oublié d’enfiler sa chemise.
– Je n’ai que la robe et pas de chemise, dit-elle.
Aristitza prit le prêtre dans ses bras, et défit la soutane, découvrant l’épaule, là où il était blessé, – passe-moi ta chemise, Suzanna, ordonna-t-elle. Elle essuya de ses mains le sang de la plaie. – Comme il sent bon le basilic et l’encens. Son corps sent comme une église, dit-elle.
Aristitza se retourna vers Suzanna qui venait d’enlever sa robe et se débarrassait maintenant de sa chemise. Suzanna était toute nue.
– Tu es folle, ma fille ? cria Aristitza. Tu n’as pas honte de te mettre toute nue, devant le prêtre et devant les morts !
– Comment voulez-vous que je vous donne ma chemise si je n’enlève d’abord la robe ? demanda Suzanna.
– Ordure que tu es ! dit Aristitza sans l’écouter. Tu montres ta nudité devant le prêtre et les morts.
Et elle cracha par terre.
99
Aristitza et Suzanna s’arrêtèrent au bord d’un champ de maïs et posèrent le corps du prêtre sur l’herbe. Elles l’avaient transporté de l’étable jusqu’à cet endroit, enveloppé dans sa soutane comme dans un drap. Au début, elles avaient pris chacune un des bouts de la soutane et l’avaient emmené comme sur une civière. Mais il était trop lourd. Leurs visages étaient en sueur. Chaque fois qu’elles s’arrêtaient, Aristitza se penchait pour entendre si le cœur du prêtre battait toujours. Ensuite elles repartaient. Maintenant, elles ne transportaient plus le prêtre comme sur une civière, mais le traînaient par terre, enveloppé dans la soutane.
– Dieu fasse qu’il ne meure pas en route ! dit Aristitza. Dépêchons-nous. Nous aurons assez de temps pour nous reposer, demain et après-demain et tous les jours qui viennent.
Aristitza avait eu peur de transporter le prêtre chez elle. Les communistes pourraient le découvrir. " Et si la première fois, il a pu être sauvé, la seconde fois il n’y échappera pas ", se dit-elle. " Il vaut mieux le porter chez nos garçons de la forêt. Ils vont le soigner et le guérir. Les communistes ne pourront pas le trouver dans la forêt. "
– L’agent sanitaire est avec eux, dit Suzanna. Si seulement nous pouvions le trouver. Il a pris avec lui une caisse de médicaments et des pansements.
– Nous le trouverons, dit Aristitza.
Mais plus elles se rapprochaient de la forêt, plus leur enthousiasme diminuait. La forêt était grande. Y trouver l’agent sanitaire n’était pas possible. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
– Si nous ne trouvons pas nos garçons, dit Aristitza, nous le cacherons loin des communiâtes. Ce sera toujours ça de fait. Puis nous verrons bien. Tu resteras avec lui dans la forêt et j’irai au village. Avant l’aube, je serai de retour avec de la nourriture, de l’eau et peut-être une vieille femme qui sait guérir les plaies.
100
Suzanna se mit à pleurer. Elle avait peur de rester seule dans la forêt en pleine nuit. Elle priait Dieu, silencieusement, de leur faire rencontrer les garçons.
Une route longeait la forêt. Avant de la traverser, Aristitza tendit l’oreille pour entendre si quelqu’un ne p assait pas. Sur la route, une colonne d’autos avançait lentement, tous phares éteints.
Le bruit étouffé des moteurs parvenait jusqu’à elles comme un bourdonnement de frelons. La colonne approchait, montant une pente. Les deux femmes posèrent leur fardeau sur l’herbe et se cachèrent dans le maïs, tout au bord de la route.
– C’est une colonne russe, dit Aristitza. Mais ça ne fait rien. Nous les laisserons passer. Ils ne peuvent nous voir.
Les autos arrivaient. Quand elles se trouvèrent à leur hauteur, toute la colonne s’arrêta. Le bourdonnement des moteurs cessa. On entendait les grillons. Quelques soldats descendirent des autos. Ils parlaient à voix basse.
– Ce sont des Allemands ! dit Suzanna.
Aristitza tendit l’oreille. Puis elles s’approchèrent de la colonne, se traînant par terre tout le long du champ de maïs. Et elles écoutèrent attentivement.
– Ce sont des Allemands, dit Aristitza. Si on leur demandait de quoi soigner le prêtre ? Ils doivent bien avoir un infirmier ou un docteur parmi eux.
Les deux femmes sortirent du champ de maïs.
– Tu ne sais pas un mot d’allemand ?
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