La Bataille
parviendra.
— Et Masséna ? Tout brûle de son côté ! Quand
Hiller en aura fini avec lui, nous aurons combien d’armées sur le dos ?
— Aspern n’est pas encore tombé.
— Jusqu’à quand ? Pourquoi ne pas y envoyer le
renfort de la Garde ?
— La Garde restera en avant du petit pont pour garantir
le passage dans l’île !
L’Empereur arrivait dans la pièce ; il avait prononcé
cette dernière phrase d’une voix fâchée. Il poussa rudement Berthier pour
consulter ses cartes. Inquiet devant le cours des événements, il n’avait pas
supporté longtemps sa mise à l’écart sous les sapins de la Lobau. Napoléon
comprenait que si l’Archiduc avait attaqué plus tôt dans la matinée il l’aurait
emporté, mais le sort pouvait encore tourner ; la victoire d’Austerlitz
s’était jouée en quinze minutes. Le soleil tomberait dans une heure et demie,
il était temps de riposter. Berthier expliquait :
— Une partie du corps de Liechtenstein a renforcé les
troupes de Rosenberg, Sire, mais Essling tiendra jusqu’à la nuit. Nos
retranchements sont solides.
— Hélas, ajoutait Lannes, nos cavaliers multiplient des
charges inopérantes qui ne nous soulagent guère.
— Ils doivent enfoncer les Autrichiens dans la
plaine ! criait l’Empereur. Lannes, rameutez la cavalerie entière, vous
m’entendez, et jetez-la d’un bloc ! Attaquez ! Ramenez les canons de Hohenzollern !
Retournez-les contre lui ! Je veux que vous emportiez tout dans un déluge
de feu et de fer !
Lannes baissa la tête et sortit avec ses officiers. Le grand
pont flottant n’était toujours pas consolidé, les soldats d’Oudinot et de
Saint-Hilaire ne pouvaient surgir à la rescousse. Et si dans cet assaut massif
la cavalerie se perdait ? Les Autrichiens, encouragés, sans personne pour
leur barrer la route, se porteraient en nombre et de toutes parts contre les
villages.
— Qu’en dis-tu, Pouzet ? demanda Lannes en prenant
le bras de ce vieil ami, un général de brigade qui le suivait de campagne en
campagne et lui avait naguère enseigné la stratégie.
— Sa Majesté raisonne sans cesse de la même façon. Elle
continue à fonder son action sur la rapidité et sur la surprise, comme
autrefois en Italie, mais dans ces grandes plaines du nord de l’Europe le
terrain s’y prête mal, et puis le mouvement, l’offensive, implique des armées
légères et très mobiles, motivées, qui vivent sur le pays comme les bandes des condottieres.
Or nos armées sont devenues trop lourdes, trop lentes, trop fatiguées, trop
jeunes, trop démoralisées…
— Tais-toi, Pouzet, tais-toi !
— Sa Majesté a lu Puységur, Maillebois, Folard, et puis
Guibert, Carnot qui voulait restituer à la guerre sa sauvagerie. Ce que
préconisaient Carnot et Saint-Just valait pour leur époque. Bien sûr, une armée
qui a une âme doit l’emporter sur des mercenaires ! Où sont les
mercenaires, aujourd’hui ? Et de quel côté sont les patriotes ? Tu ne
sais pas ? Je vais te le dire : les patriotes prennent les armes
contre nous, au Tyrol, en Andalousie, en Autriche, en Bohême, bientôt en
Allemagne, en Russie…
— Tu vois juste mais tais-toi, Pouzet.
— Je veux bien me taire, mais sois sincère :
est-ce que tu y crois encore ?
Lannes mit sa botte dans l’étrier et se jucha sur le cheval
qu’on lui avait avancé. Pouzet fit de même, mais en soupirant assez fort pour
que son ami l’entende.
D’affreuses pensées chiffonnaient le visage d’Anna
Krauss ; elle imaginait des soldats bloqués dans une ferme incendiée, ou
couchés sur le sol avec le ventre ouvert ; elle conservait dans les
oreilles le bruit des canons et le crépitement des flammes, elle entendait des
cris diaboliques. Aucune nouvelle sérieuse ne parvenait de la bataille, et
Vienne puisait ses informations dans les ragots, avec pour unique certitude que
là-bas dans la plaine on se tuait sans méthode depuis des heures. Le regard
d’Anna s’égarait dans la lumière rosée d’un soleil déclinant qui allumait les
vitraux. Elle avait dénoué d’une main distraite les lanières de ses sandales
romaines, et elle se recroquevillait dans un coin du sofa, muette, les genoux
serrés entre les bras. Une mèche lui tomba sur le front, qu’elle ne releva pas.
Assis près d’elle sur un tabouret capitonné, Henri s’efforçait de lui parler
d’une voix douce, autant pour la rassurer que pour se rassurer lui-même, et
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