La Bataillon de la Croix-Rousse
bête.
– Comment cela, la bête ?
– Oui ! La bête devant la belle. Est-ce que l’on n’est pas toujours un sot quand on est amoureux.
– Amoureux ?
– Mais certes.
– Et de qui ?
– De sœur Adrienne donc. N’en faisais-tu pas le portrait ? Parce qu’elle a une tête.
– Superbe.
– Typique.
– Et tu admirais le type.
– En artiste.
– Et tu le dessinais.
– Pour mes collections.
– Et tu as fait adopter cette jeune fille par ta mère. Et tu as eu l’idée de l’épouser avant de partir pour l’armée.
– Mais non.
– Si tu me dis non de bonne foi, c’est que tu ne sais pas lire dans ton propre cœur. La preuve c’est que tu as failli ne pas venir.
Au garçon :
– Voyons, François, occupez-vous un peu de nous. Nous ne sommes pas des palais blasés, nous. Voyez Saint-Giles, il dévore.
C’était une invitation à François d’avoir à pousser les choses, à en arriver au dessert, à le servir avec des réserves de champagne et à s’éclipser en fermant les portes.
Il le comprit et nous ne reparlerons plus de cet intelligent garçon qui fila au bon moment.
La baronne reprit :
– Je viens de me faire raconter par ma cousine l’aventure de la place : tu hésitais entre deux rues.
C’était vrai.
La baronne continua :
– Tu te demandais si tu irais admirer de plus près cette sœur Adrienne ou si tu viendrais souper ici. Et si tu n’avais pas été défié par Châlier, tu serais allé chez toi, mon cher, laissant le fifre se morfondre au cabaret.
– Je t’aurais envoyé un commissionnaire pour t’avertir en tout cas.
– Tu es bien bon, merci. J’aurais soupé tout seul. Comme c’était gai.
– Mais mon devoir m’appelait chez ma mère.
– Et la décence te commandait de t’en éloigner. Châlier te l’a rappelé vivement, j’en suis sûr.
– Mais moi, je lui ai dit de dures vérités.
– Quoi donc ?
– Qu’il était un tyran.
– Il s’en moque.
– Que je le bravais.
– Si les royalistes ne lui coupent pas le cou, il te fera peut-être couper le tien.
– C’est bien possible, dit Saint-Giles en riant car, quand je lui ai reproché sa vanité, ses emportements, son manque de réflexion et de sang-froid, il écumait et voulait se jeter sur moi.
– On l’a retenu ?
– Heureusement, car j’étais très monté contre lui. Je lui ai dit que j’irais dîner chez Rateau quand bon me semblerait et y souper aussi, mais ce qui l’a mis en rage, c’est que je lui ai déclaré que je ne quitterais pas mon atelier et que je verrais sœur Adrienne.
– Et tu étais même décidé à la voir chez ta mère cette nuit même, quand l’affaire de ma cousine a changé le cours de tes idées.
– C’est-à-dire, fit Saint-Giles, que je me tâtais. Je penchais pour venir ici, l’ayant promis.
– Blagueur, dit le fifre. Tu es venu parce que ma cousine est jolie et que tu flottes entre deux amours.
Saint-Giles rougit légèrement, car rien n’était plus vrai.
La baronne analysait les sentiments de Saint-Giles avec une effrayante lucidité.
Elle continua :
– Et quand tu te trouvais balançant entre les deux chemins à prendre, la camaraderie n’y était pour rien. Tu ne penchais pour le cabaret qu’au souvenir de ma cousine.
– Je ne savais pas l’y trouver.
– Oui, mais tu voulais m’en parler et « parler de ceux qu’on aime est un bien doux plaisir. »
Regardant autour d’elle :
– Tiens, François a filé ! Il y a donc presse ce soir. Il a couru à une autre salle.
Montrant le champagne :
– Décoiffe celle-ci, verse, buvons et tu porteras la santé de celle que tu préfères. Je veux savoir si je serai ou non ton cousin par alliance.
Et la baronne tendit son verre.
À la façon dont la baronne poussait Saint-Giles, il était évident qu’elle voulait un aveu et un aveu immédiat.
Mais l’aimait-elle ?
Oui.
Elle l’aimait même passionnément, ce qui ne lui était jamais arrivé.
C’est qu’aussi jamais elle ne s’était trouvée en face d’une nature libre, artistique, indépendante, ne relevant que d’elle-même et ne s’étant pas dégradée sous le joug protecteur de la royauté et de l’aristocratie.
Elle avait connu à Versailles des peintres, des sculpteurs qui, pinceau à part, ressemblaient au premier courtisan venu.
Mais rien n’avait pesé sur Saint-Giles : il avait conservé intacte
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