La belle époque
d'Elise rendait sa réponse à peine moins abrasive. Le lieutenant Harris ne se laissa pas démonter, et sans perdre son sourire, il se tourna vers Eugénie pour demander:
—A quelle heure se terminera la représentation ?
— ... Tard, j'en ai bien peur. Compte tenu du nombre de tableaux et du temps pour les changements de costume, je dirais dix heures.
— Alors, vous pourriez me rejoindre au bal de l'amiral.
— Je ne sais trop...
La jeune fille hésita un moment, puis reprit:
— Il sera sans doute trop tard.
— Pas vraiment. Dans les grandes villes, à dix heures, on sort à peine de table.
— Alors pourquoi pas ? accepta-t-elle enfin.
Le lieutenant lui offrit son bras afin de la conduire hors du parc Savard.. L'un de ses collègues fit de même avec Elise, qui accepta sans faire de façon. Elle se souvenait tout juste de son prénom, Julian. Visiblement, dans ce trio, une seule personne parlait un français convenable, et la brunette n'avait aucune intention de signifier à son compagnon que sa connaissance de l'anglais était fort raisonnable. En arrivant près de l'arrêt du tramway, l'officier s'était remémoré quelques mots de la langue de Molière, assez pour articuler :
— Vous... venir aussi ?
— Non, je dois aider ma mère à faire la lessive.
L'autre demeura un moment interdit. S'il n'avait rien compris, il devina que la réponse était négative. La voiture s'arrêta devant le petit groupe dans un bruit métallique et le conducteur tapa du pied sur la cloche afin d'inciter les badauds à dégager la voie. Les deux jeunes filles, avec bien d'autres personnes, montèrent dans le tramway. Quand il commença à rouler, Eugénie adressa un petit signe de la main à Richard Harris.
—As-tu vraiment l'intention d'y aller? demanda Élise.
— Pourquoi pas ? répondit sa compagne en riant. Il est tellement mignon dans son uniforme blanc.
— Tu ne le connais pas !
Autrement dit, il ne s'agissait pas de l'un de ces garçons assis tous les dimanches dans un banc de la cathédrale Notre-Dame, dont les parents connaissaient les siens depuis des siècles parfois. Des jeunes gens qui ne réservaient aucune surprise, bonne ou mauvaise.
Comme si elle suivait ses pensées, Eugénie continua :
—Justement. Et toi, viendras-tu?
—Je ne suis pas invitée.
— Mais si, cet officier vient de t'inviter.
— Ce n'est pas sérieux, ce genre d'invitation. De toute façon, je compte aller au concert, ce soir.
Elise chercha un autre sujet de conversation, peu désireuse d'épiloguer sur ses propres projets.
Parmi le palmarès des hochets offerts aux hommes d'âge mur, la Légion d'honneur figurait en bonne place. Le gouvernement de la République française entendait profiter du tricentenaire de la ville de Québec pour en semer quelques-unes en Amérique.
—Je me demande si cette fois la presse conservatrice nous éreintera, grommela Thomas à l'adresse de son voisin.
— Au moins, la distribution des largesses symboliques qui ne coûtent rien ne passe pas par les mains d'un déicide, répondit Louis-Alexandre Taschereau sur le même ton.
Ils se trouvaient dans la salle du conseil municipal, à l'hôtel de ville. Dans un uniforme d'une blancheur immaculée, le vice-amiral Jauréguiberry avait prononcé un discours de circonstances. Maintenant, il épinglait la rosette de chevalier sur le revers du veston du maire de Montréal.
— Vous êtes certain qu'un protestant vaut mieux qu'un juif, chez les grenouilles de bénitier qui écrivent dans le journal L'Evénement ? continua Thomas. Et je ne parle même pas de L'Action sociale catholique...
— Au moins, c'est une tare que les journalistes du Chronicle ne lui reprocheront pas.
Le vice-amiral passa devant le maire Garneau pour lui remettre la même décoration. À l'arrière-plan, les poètes Louis Herbette et Gustave Zidler, des «amis du Canada» qui multipliaient les rimes ennuyeuses, paraissaient tout disposés à asséner aux spectateurs leur dernière ode aux bâtisseurs de l'Empire français. Ce duo de versificateurs s'intéressait à l'Amérique avec un siècle et demi de retard! Thomas murmura encore, en parlant du premier magistrat de Québec :
— Dire que ce gars sera aussi fait chevalier par le Royaume-Uni cette semaine. Les pieds ne lui toucheront plus le sol.
— Parlant d'honneurs, mérités ou non, Wilfrid Laurier doit
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