La belle époque

musique, du théâtre ou du sport tout en préservant leur âme de tous les dangers liés aux loisirs offerts dans une ville moderne. Depuis sa création, aucune manifestation religieuse, sociale ou patriotique ne pouvait se passer de ses joyeux flonflons. Bien sûr, les puristes se plaignaient parfois de leur style. En ce moment, l'abondance des cuivres donnait une sonorité de kermesse allemande à un air de Bizet.
    —    En réalité, continua Edouard, je nous imaginais allongés tous les deux dans l'herbe, à respirer l'odeur agréable de la rivière, chauffés par les derniers rayons du soleil de l'été avant de retourner demain, moi, au Petit Séminaire et toi, à l'université.
    —    L'odeur d'égout est bien là, maugréa son ami en regardant le ciel, mais pour le reste du programme, c'est raté. Nous serons chanceux si un orage ne vient pas nous doucher d'ici midi, puis le sol doit être imbibé d'eau, avec les averses de la nuit dernière.
    —    Ne sois pas si négatif. Avec quelques copies de ton journal conservateur, L'Evénement, où poser les fesses, nous serons à peu près au sec.
    —    Le Soleil, grâce aux publicités sans nombre des gouvernements libéraux, est bien plus épais. Il nous préservera mieux. C'est d'ailleurs là sa seule utilité... en plus des chiottes, bien sûr.
    Un peu plus tard, les deux garçons repassant par le kiosque, décidèrent après un bref conciliabule que les huit pages grand format du Chronicle conviendraient mieux à leurs fins. Bientôt, ils s'installèrent du côté est du parc, en périphérie d'un vaste espace gazonné. Devant eux, des jeunes gens tout de blanc vêtus commençaient une partie de cricket.
    —    Il y a suffisamment d'Anglais dans la Basse-Ville de Québec pour réunir deux équipes afin de jouer à ce jeu? demanda Fernand.
    —    Non, certainement pas. Des Irlandais, oui, mais eux ne se passionnent guère pour ce sport. Si tu regardes dans le journal sous ton cul, le Chronicle rend toujours compte de ces rencontres. Tu y apprendras sans doute qui ils sont.
    —Je ne me priverai pas un seul instant de mon petit isolant. Tu sais ce que c'est, des innings?
    —    Pas la moindre idée. Et je partage avec toi ma conviction à ce sujet: aucun des types qui se livrent à ce jeu idiot n'en connaît vraiment les règles.
    Pendant deux heures, ils regardèrent de grands garçons s'élancer sur plusieurs pas afin de lancer une petite balle de liège recouverte de cuir, d'autres essayer de la bloquer avec une curieuse planche munie d'un manche. Très vite, ils passèrent aux confidences sur leurs aspirations pour l'avenir, la dégradation des mœurs politiques dans la province, leurs solutions pour tous les problèmes du monde. Tous les sujets sérieux que deux personnes de moins de vingt ans abordent pour passer le temps, alors qu'en réalité un seul objet les intéresse vraiment, l'autre moitié du monde.
    De longues années passées au couvent, à partager le même dortoir, les mêmes repas, tissaient des liens que la fin de la scolarité ne pouvait effacer. Depuis juin dernier, il se passait rarement une journée sans qu'Élise et Eugénie ne trouvent le moyen de se rencontrer. Même les péripéties de son dernier souper en ces lieux ne décourageaient pas la visiteuse de revenir dans la rue Scott.
    Peu après son retour dans la grande demeure, Eugénie invita son amie à se joindre à sa famille lors d'un petit dîner hâtif. Très vite, elle avala son repas, puis se leva à demi pour demander :
    —    Pouvons-nous nous retirer? J'aimerais parler à Élise.
    —    D'un sujet qui ne peut souffrir d'attendre un peu? demanda Thomas, un peu bourru.
    —    Nous avons terminé...
    —    Allez, allez, maugréa l'homme en esquissant un geste
    de la main.
    Un peu intimidée par ce ton, la visiteuse suivit son hôtesse en balbutiant des excuses. Quand elles eurent disparu dans l'escalier, le commerçant regarda sa femme puis murmura :
    —    Rassure-moi, s'il te plaît. Après quelques verres de cognac de trop, aurais-je adopté une jeune brunette quasi muette ?
    —    Non, je ne pense pas.
    —    Alors, pourquoi ai-je l'impression de la voir dans la maison plus souvent que mes propres enfants ?
    —    C'est une fausse impression. Cela doit tenir à son exquise politesse et à ses mots gentils. Cela nous change de notre fille.
    À l'étage, Eugénie ferma la porte de sa chambre. La vaste pièce