La belle époque
votre voiture?
— Bien sûr. Nous allons rentrer cet après-midi seulement.
La famille, réduite à trois personnes, s'entassa dans le petit véhicule alors que les deux garçons se dirigeaient vers l'ouest.
Édouard et Fernand marchèrent jusqu'à la rue Dorchester, prirent la rue Prince-Edouard puis la rue Gignac jusqu'au pont Victoria, jeté sur la boueuse et malodorante rivière Saint-Charles. Celle-ci décrivait des méandres prononcés, en forme de « S », formant deux presqu'îles placées en opposition l'une contre l'autre. Leur destination se trouvait sur la plus occidentale.
Parmi les innombrables initiatives du maire Simon-Napoléon Parent pour améliorer la vie de ses concitoyens, figurait la création du parc Victoria. L'endroit tenait son nom de la gracieuse souveraine qui, lors de son inauguration en 1897, célébrait le soixantième anniversaire de son règne. Des années avaient ensuite été nécessaires à son aménagement: jusqu'à tout récemment, des vaches y paissaient encore dans un grand pâturage. En 1907, on y apercevait des arbustes et des arbres tout jeunes, de grandes pelouses sillonnées de sentiers, un kiosque de forme octogonale abritant une petite buvette et, au-dessus, une scène couverte où un orchestre pouvait distiller sa musique.
Les travailleurs des faubourgs Jacques-Cartier, Saint-Roch et Saint-Sauveur obtenaient là un bel espace vert sans avoir à parcourir toute la distance jusqu'à la terrasse Dufferin ou les plaines d'Abraham. Et les bourgeois de la ville haute, quant à eux, ne souffraient plus de côtoyer des gens tellement au-dessous de leur condition quand ils se dégourdissaient les jambes, leur épouse à leur bras, après le souper. Bien sûr, on n'osait même pas évoquer dans un murmure ce dernier avantage. Pourtant, les préjugés sociaux, plus que les falaises abruptes sur les trois côtés du plateau, séparaient les habitants des deux villes.
Ce matin-là, des centaines de personnes déambulaient dans les allées du parc. De modestes entrepreneurs installaient ça et là de petites charrettes à bras, sur lesquelles un réchaud permettait de garder à une température convenable des saucisses, des petits pâtés à la viande et d'autres mets que les consommateurs mangeraient sans couverts ni ustensiles, debout ou, dans le meilleur des cas, assis sur un banc.
— Tu commences à te remettre de ta peine d'amour ? questionna Édouard tout en payant une saucisse placée dans un pain à moitié fendu en deux.
Fernand chercha l'ironie dans le ton de son compagnon. Quelle question stupide! Pouvait-il répondre: «Non, je me languis d'elle toutes les nuits»? Constatant que l'autre ne cherchait pas à se moquer de lui, il lui confia :
—Je m'en remettrai, ne crains rien. Avec mes études de droit qui commencent cette semaine, j'aurai de quoi m'occuper.
— Tant mieux. Tu ne manges rien ? Cela s'avale sans trop de mal, ajouta-t-il avant de mordre dans la saucisse.
— C'est tellement bon que tu as ajouté une pinte de moutarde pour faire passer le goût.
— Quand on n'a rien ingurgité depuis la veille afin de pouvoir communier, bien assaisonné et accompagné d'une
bière, c'est même très bon.
A condition d'avoir un estomac blindé. La rage antialcoolique ne se faisant pas encore trop pesante à Québec, il demeurait possible de trouver de quoi boire le jour de la fête du Travail. La croisade du clergé à ce sujet laissait toutefois deviner que ce ne serait peut-être plus le cas dans un futur proche. Les deux compagnons marchèrent un moment dans la longue allée longeant la boucle ouest du méandre de la rivière Saint-Charles, puis tournèrent les talons plutôt que de pénétrer dans la paroisse de Stadacona, au-delà du cours d'eau.
— Si le but de notre escapade chez les classes laborieuses est d'assister à la partie de baseball, veux-tu bien me dire pourquoi tu m'as demandé de te rejoindre si tôt? L'affrontement ne commencera pas avant une heure cet après-midi, commenta Fernand. Désires-tu marcher en rond dans ce parc pendant trois heures ?
— A peine deux heures et demie, corrigea son compagnon en réprimant un rot intempestif. Puis la musique, un cadeau de la Garde indépendante Champlain, nous égaiera.
Avec ses uniformes chamarrés, cette association placée sous l'étroite surveillance du curé de la paroisse Saint-Roch depuis 1894 attirait les jeunes gens désireux de faire de la
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