La belle époque
voisin pour menacer le Canada français :
« Ces filles nous étaient venues d'Amérique, ce qui veut dire des Etats-Unis. La Bloomer Girl est un produit américain. On pouvait s'en douter. Elle est l'un des excès où aboutit le féminisme robuste et extravagant de nos voisins. Car la Bloomer Girl n'est pas une femme convenable. Il n'est pas convenable que la femme s'aventure dans un métier qui l'oblige à quitter les habits de son sexe ; il n'est pas convenable que la femme se livre à des sports aussi violents que ceux auxquels s'abandonnent, et se dévouent, les Bloomer Girls ; il n'est pas convenable surtout que pour de pareils combats et dans un tel costume la femme aille provoquer l'homme. »
Un moment, le prêtre essaya d'imaginer jusqu'où ces folles voudraient aller. S'instituer un jour des prêtresses, les interprètes de la parole de Dieu, peut-être ? Lui vivant, cela n'arriverait pas.
Condamner l'ennemi d'abord, délimiter ce qu'il fallait rejeter, puis indiquer la voie à suivre :
«Le christianisme a vraiment tracé à la femme un autre rôle, qui doit lui être naturel. La femme chrétienne, mieux encore que la païenne, est la gardienne et l'ange du foyer. C'est elle qui doit le garder pur et c'est elle qui doit mettre sur toutes les choses la grâce de son sourire et de sa vie. Et pour cela, il faut que la femme comprenne bien son rôle de jeune fille, d'épouse et de mère. »
Ce sermon, l'abbé Buteau ne doutait pas d'arriver à le faire publier, afin d'inspirer tous les prêtres de la province, qui le reprendraient à leur tour en chaire. Bientôt, grâce à un nouveau journal catholique, imprimer des mots susceptibles de régénérer le peuple canadien-français ne poserait plus de difficulté. Mais il convenait, en terminant, de ridiculiser ces joueurs qui avaient laissé gagner ces garces:
«Mais si ces Bloomer Girls osaient revenir, et si nos jeunes éphèbes avaient encore le mauvais goût de lutter avec elles pour se laisser vaincre, nous souhaiterions au moins que cette fois l'on châtiât discrètement les vainqueurs, en distribuant à chacune un jupon pour prix de sa victoire. »
Dans le petit monde de Québec, les porteurs de soutanes avaient devant eux une longue carrière de juges de la virilité des hommes et de la féminité des femmes, sans que personne ne s'amuse de cette prétention.
Chapitre 6
Accepter de se rendre à Ottawa pour plaider la cause des fêtes du tricentenaire était une chose. Devoir s'encombrer de l'ineffable Honoré-Julien-Jean-Baptiste Chouinard, H.-J.-J.-B. pour les intimes, le propagandiste enthousiaste de ces célébrations et accessoirement, en quelque sorte à temps perdu et parce qu'il fallait bien gagner sa vie, greffier de la Ville de Québec, en était une autre.
Le matin du samedi 7 septembre, Thomas Picard et lui montèrent très tôt à bord du train afin de se rendre dans la capitale nationale. A un rythme terriblement lent, d'autant que Chouinard entendait raconter par le menu tout ce qui avait été écrit sur l'explorateur originaire de Saintonge au cours du dernier siècle, ils longèrent la rive nord du fleuve jusqu'à Montréal. Thomas profita de l'arrêt dans cette ville pour aller acheter les journaux les plus volumineux qui se trouvaient dans le kiosque, en anglais et en français, puis il s'absorba dans la lecture, réussissant plus ou moins bien à faire abstraction du babillage incessant.
De la gare d'Ottawa, un fiacre les conduisit à la grande maison de brique jaune de la rue Theodore. D'origine modeste, vivant de la pratique du droit dans la campagne québécoise, Wilfrid Laurier ne jouissait d'aucune fortune personnelle susceptible de lui permettre de tenir son rang dans la société. Des amis du Parti libéral s'étaient cotisés pour lui offrir cette magnifique demeure flanquée d'une tourelle, avec des pièces réparties sur trois étages.
Un domestique vint répondre au coup de sonnette de l'improbable duo, le conduisit dans un grand salon où le premier ministre, en redingote noire et pantalon gris, des guêtres dissimulant ses chaussures, un col en celluloïd au cou sous une cravate de couleur assortie, parcourait les journaux. Pareille correction vestimentaire montrait que les visiteurs n'arrivaient pas à l'improviste. Sur un autre fauteuil, son épouse, Zoé, une grosse dame un peu percluse à la tête blanchie par l'âge, vêtue de noir, brodait un motif fleuri. Le couple aurait tout aussi bien pu se trouver
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