La belle époque
bol de bouillon sur un plateau. Pendant quelques jours, la mandibule douloureuse de Mathieu le condamnerait à ingurgiter surtout du liquide. En arrivant dans la chambre, elle demanda à Thalie, assise sur une chaise placée près de la tête du lit de son frère :
— Laisse-nous seuls un moment, et ferme bien la porte derrière toi. Je veux parler à ce jeune homme les yeux dans les yeux.
Elle obtempéra de mauvaise grâce, murmura un «A tout de suite» au moment de sortir. La mère posa le plateau, muni de petites pattes, au-dessus des cuisses du garçon. Un assemblage complexe d'oreillers lui permettait de demeurer en position à peu près assise. Alors qu'il prenait la cuillère, elle lui dit d'un ton qui exigeait une réponse :
— Maintenant, tu vas me raconter ce qui s'est passé.
— ... J'ai trop mal à la mâchoire pour parler.
— Dans ce cas, cesse de tergiverser et viens-en tout de suite aux faits.
Il avala une première cuillerée, grimaça quand le liquide un peu chaud entra en contact avec la coupure dans sa bouche. Après un long moment, les yeux rivés sur le bol, il murmura :
— Cela me gêne trop.
— Tu es intimidé devant ta mère? Tu sais, j'ai changé tes couches...
Le ton amusé de Marie ne soulageait en rien son malaise. Justement, si la situation se montrait à ce point difficile pour lui, cela tenait au fait qu'il n'était plus un bébé. Elle répéta, cette fois plus sévère :
— Tu sais bien que tu dois me mettre au courant. Cela dure depuis un mois. Ce qui est arrivé aujourd'hui représente un aboutissement, n'est-ce pas ?
D'un signe de tête, il approuva. Comme seul le premier pas coûtait, il continua :
— Ils ont commencé par dire que papa faisait des choses
avec... des hommes, et même avec moi.
Marie devinait que son fils se faisait une idée bien approximative de ce que deux hommes, ou même un homme et une femme, pouvaient faire ensemble.
— Puis ils parlent sans cesse de moi comme si j'étais une fille.
Ce qui, pour un garçon à l'aube de la puberté, apparaissait sans doute comme la plus cruelle des moqueries possibles. Le silence qui suivit cette confidence s'étira un long moment. Pour récupérer une contenance, il avala un peu de bouillon, grimaçant à chaque cuillerée.
— Comme j'ai changé tes couches, je puis t'assurer que tu es un garçon, affirma Marie, avec tous les morceaux essentiels aux bons endroits.
Elle murmura ensuite après une pause :
— Et aujourd'hui ?
— Ils... ils voulaient vérifier si j'étais une fille. Ils... tentaient de me tramer de force dans une écurie.
Une expérience sans doute plus traumatisante pour l'âme que les coups encaissés, songea la jeune femme. Un sort semblable, à tout prendre, à ce qu'elle-même avait subi au grand magasin Picard. Elle demeura un long moment songeuse, puis demanda :
— Ils étaient trois. Dis-moi leurs noms.
Le gamin obéit cette fois sans hésiter, précisant au moment d'évoquer Pierre Grondin :
— C'est lui le chef. Les coups viennent de lui.
— Et les autres ?
— Ils m'empêchaient de me sauver.
— Ce qui n'est certainement pas mieux... Merci de m'avoir dit tout cela, maintenant nous pouvons chercher des solutions. Je te laisse à ton bouillon et à ta petite sœur.
Thalie se tenait près de la porte, soucieuse de retrouver son poste le plus rapidement possible.
Alfred se trouvait dans la salle à manger, devant un repas devenu froid. Marie le rejoignit, ferma la porte derrière elle. Quelques phrases murmurées suffirent pour résumer ce qu'elle avait appris au cours des minutes précédentes.
— Les petits salauds, ragea l'homme en serrant les poings. Comment peuvent-ils savoir?
— Tu poses cette question sérieusement?
Il la regarda un moment, les sourcils levés, affichant la plus totale incompréhension, puis chuchota :
— Je fais toujours attention.
— La discrétion, dans une petite ville comme la nôtre, cela n'existe pas. Les employés du YMCA, comme ceux de la salle de billard ou de la taverne située tout près d'ici, savent tout. Puis c'est sans compter tes... conquêtes.
L'homme resta un moment silencieux. D'une querelle entre écoliers, la situation évoluait très vite en une histoire de mœurs inextricable dont il jouait le premier rôle. Marie ajouta :
— Le nom de Pierre Grondin te dit quelque chose
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