La bonne guerre
comptait, le fric,
se faire du blé. Ne se consacrer qu’à cela, un seul but : faire de l’argent
à n’importe quel prix, tant pis pour les autres. L’argent c’était tout, on s’en
nourrissait et on en rêvait. Finalement il n’y avait pas de secret : ça
dépendait du nombre de gens qui se crevaient le cul pour vous. Je ne pouvais
pas faire ça. C’est pour ça que je ne suis pas riche. Je ne regrette rien.
Je travaille dans un bureau avec trente autres personnes. Je
vous jure que je n’en connais pas plus d’une ou deux. Quand il s’agit de
sentiments ou d’idées personnelles, on hésite à se livrer, à dire ce qu’on
ressent ou ce qu’on pense. Parfois, là où je travaille, je me laisse aller à
pousser une gueulante quand je pense à tous les trucs horribles qui se passent
autour de nous. Je fais passer ça pour une blague. Quand les gens ont les yeux
fixés sur les variations de l’indice Dow-Jones, il peut bien se passer les
pires atrocités, ça ne les fait pas sourciller. Je n’ai plus la même confiance
dans les hommes. Je n’ai plus confiance en mon prochain. Plus rien à en tirer. Pendant
la guerre je vivais avec des gens dont je me préoccupais. J’essayais de faire
quelque chose d’utile…
Lee Oremont
Ancien comptable, il habite à Los Angeles. « J’avais
un client qui avait une petite chaîne de supermarchés. Je me suis laissé
entraîner vers ce type d’affaires. J’ai travaillé pour lui comme comptable à
partir de 1938 et nous nous sommes associés en 1942. »
La Dépression a pris fin avec le début de la guerre en
Europe. La concurrence a soudain cessé dans le marché des affaires. Se faire de
l’argent n’était plus un problème. C’était automatique. La seule préoccupation
du moment c’était d’échapper aux impôts. D’un seul coup on s’est retrouvés avec
un impôt sur les bénéfices. Pour y échapper il fallait relever les salaires des
employés, gonfler le compte des dépenses, et donner d’importantes primes. Je me
souviens d’un représentant qui était venu nous vendre des bricoles ou je ne
sais plus quoi. Son premier argument de vente était : « Il n’y a pas
à hésiter. De toute façon Oncle Sam en paie déjà la plus grande partie. »
On dépensait l’argent très facilement. C’était l’argent du gouvernement [11] .
Quand nous avons débuté, nous nous faisions un bénéfice net
de 65 000 dollars. J’ai dit à mon associé qu’avec tous les problèmes qui
se profilaient à l’horizon : le rationnement, la pénurie, le manque de
main-d’œuvre, si on réussissait à se maintenir à ce niveau-là jusqu’à la fin de
la guerre on s’en tirerait bien. Au lieu de ça les affaires ont repris de
manière folle. Tout se vendait, ça disparaissait des rayons avant qu’on ait le
temps de s’en rendre compte.
Certaines marchandises n’étaient pas faciles à se procurer. Les
sacs d’emballage, par exemple, on les avait au compte-gouttes. On se
débrouillait sans. Les clients venaient avec leurs cabas. Dès que quelque chose
se faisait rare, ça signifiait des bénéfices supplémentaires. Si vous manquiez
de main-d’œuvre, vous vous débrouilliez avec moins. Si vous ne pouviez pas vous
procurer du matériel neuf, vous faisiez avec le vieux. Au total, on avait des
bénéfices substantiels. La première année, partant de nos 65 000 dollars, nous
nous sommes fait 100 000.
Les gens travaillaient dans les industries de défense et
avaient de l’argent. S’ils avaient des problèmes de voiture et d’essence, ils
se rattrapaient sur la nourriture. Les prix étaient contrôlés et l’alcool était
rare. Une fois nous avons réussi à nous procurer cinq cents caisses de vieux
whisky. Une faveur d’une distillerie à laquelle on avait dû acheter du rhum
argentin de mauvaise qualité. Nous ne vendions pas plus d’une bouteille par
client, et il y avait une queue dans la rue, longue de deux pâtés de maisons. Pareil
avec les cigarettes et les bas. Tout ce qu’on arrivait à se procurer était
aussitôt vendu.
Une fois, nous avons acheté cinq cents caisses de boîtes de
poires au sirop chez un grossiste de Philadelphie. À l’époque, elles n’étaient
pas rationnées, nous n’avions pas de tickets. Elles étaient infectes. Les étiquettes
ne laissaient pas soupçonner qu’elles étaient impropres à la consommation. Au
moment de leur livraison, le gouvernement a annoncé qu’elles seraient rationnées
la
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