La bonne guerre
semaine suivante. En l’espace d’une journée, il ne nous restait plus une
seule boîte.
Un de nos acheteurs avait des relations dans la boucherie. Il
s’était entendu avec un petit emballeur-livreur à son compte pour qu’il nous
fasse parvenir plusieurs camions. Il avait dû lui verser un dessous-de-table de
quelques cents par kilo. Nous avons loué pour une semaine un magasin qui était
resté fermé depuis la Crise. Nous n’avons ouvert que le rayon boucherie. La
viande s’est vendue en deux jours.
Il était très difficile de se procurer de la viande avec le
rationnement. On en trouvait, mais seulement au marché noir. Ça me posait des
problèmes. Avec l’éducation que j’avais reçue, c’était contre mes principes. Deuxièmement,
on se faisait déjà assez d’argent comme ça. Il était vraiment inutile de se
retrouver sur la corde raide et de risquer la prison pour augmenter des revenus
qui étaient déjà tout à fait substantiels. Troisièmement, j’étais comptable et
je ne voyais pas comment on pourrait se procurer les dessous-de-table, des
sommes passablement rondelettes, sans faire apparaître de ventes quelque part. On
a donc finalement vendu très peu de viande. Mais on s’en sortait très très bien.
Sur le plan local, c’étaient des petits qui détenaient le
marché de la viande. Les gros emballeurs-livreurs comme Swift, Armour, Cudahy, ne
faisaient pas de marché noir, pour autant que je sache. Ils n’en avaient pas
besoin. Mais beaucoup de petits faisaient leurs petites affaires personnelles. Tous
leurs achats et leurs ventes se faisaient en dessous-de-table en liquide. Nous,
pris entre l’honnêteté et la peur, on se débrouillait bien sans marché noir. On
a commencé avec deux magasins, et terminé avec douze en 45.
Avant la guerre, la concurrence était dure. Il fallait
souvent faire des promotions publicitaires et vendre un article au-dessous de
son coût pour attirer la clientèle. On donnait les choses. Pendant la guerre, les
gens se bousculaient pour acheter tout ce que vous aviez à leur offrir. Le commerce
était devenu complètement différent, on était passé de petites marges
bénéficiaires à de gros profits.
Pas besoin de génie pour gagner de l’argent pendant la
guerre. Je connais encore pas mal de gens qui pensent que c’est leur esprit
brillant qui leur a permis de si bien réussir. Ils pontifient et vous
expliquent combien ils ont été efficaces, combien ils ont travaillé dur et été
adroits. Quelle connerie. Ils se sont tout simplement trouvés au bon endroit au
bon moment. Il suffisait d’ouvrir un magasin et de ne pas se soûler. Les
clients étaient prêts à acheter tout ce qu’ils pouvaient. Pas besoin d’être intelligent
ni de travailler trop dur. Si c’était vrai pour les petites entreprises, imaginez
un peu ce que ça a dû être pour les grosses.
On nous a proposé d’investir dans une opération immobilière.
Nos magasins se trouvaient au milieu d’entreprises aéronautiques. On a mis 15 000
dollars dans l’affaire. En six mois, on récupérait le double. Nous n’étions que
de petits investisseurs. Les entrepreneurs recevaient une aide financière du
gouvernement. En quatre-vingt-dix jours le lotissement était aménagé. Ils ont
commencé à vendre les maisons à 4 000 dollars. Quand elles ont été
construites, ils les vendaient 6 000. La différence était un bénéfice net.
Maintenant, ces mêmes maisons font facilement dans les 60 000 dollars.
J’en ai vraiment plein le dos de ces gens qui sont opposés
au contrôle des prix. Il nous a empêchés de connaître une inflation
dévastatrice. Je crois que les prix n’ont pas subi plus de cinq pour cent d’inflation,
tout en étant violés d’une manière dégueulasse par ceux qui faisaient du marché
noir. En gros, les prix n’ont pas augmenté et les taux d’intérêt ont baissé.
Il y a eu une campagne de vente de bons pour la défense
nationale. On en a acheté pour 100 000 dollars. La Bank of America nous
prêtait 95 000 dollars à deux pour cent. Les bons rapportaient deux et
demi pour cent. On se faisait un demi pour cent en souscrivant une émission
gouvernementale. Et on a publié notre photo en grand dans les journaux parce qu’on
rendait un grand service à la patrie.
Les règlements qu’on appelle aujourd’hui contraignants se
sont justement révélés tout à fait profitables pour ceux qui les critiquaient. Il
suffisait de les respecter. Je
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