La bonne guerre
qui étaient
racontées par des prisonniers de guerre. Oui, les Allemands expérimentent des
bombes. Oui, leurs travaux sont très avancés. Oui, ils ont des armes secrètes. Mais
nous savions précisément alors, par d’autres méthodes, tout ce qu’ils faisaient
dans le moindre détail. Nous avions leurs calepins. C’était vrai qu’ils
travaillaient là-dessus, mais en fait, ils étaient très en retard sur nous.
En décembre 44, lorsque Strasbourg est tombée (nous avons
saisi le laboratoire d’un grand physicien allemand, Fleischmann), nous avons su
de source sûre, grâce à la mission Alsace, par les gens qui avaient été
envoyés pour surveiller ce que faisaient les Allemands, que l’Allemagne ne
présentait aucun danger. Ils n’avaient pas les moyens de fabriquer la bombe
atomique, c’était évident, ils étaient très en retard et faisaient beaucoup de
bluff. Ils déclaraient qu’ils étaient très en avance sur le monde entier, que
les Américains ne parviendraient jamais à faire la bombe, que même si les
Allemands perdaient la guerre, ils gagneraient la paix, car eux seuls avaient
le contrôle de cette arme puissante. Quand on a lu ça on a bien ri.
À Chicago le travail se concentrait de plus en plus sur l’aspect
mécanique. L’usine d’Hanford était prête à démarrer pendant l’été 44. C’était
là que je devais partir avec Fermi pour mettre en route cette énorme centrale
nucléaire. Le plus gros truc du monde. Mais le général Groves nous a dit de ne
pas partir. Le débarquement en Normandie était en train, nous nous préparions à
envahir l’Allemagne et à récolter toutes les informations en leur possession.
Pendant ce temps une crise s’était développée à Los Alamos. C’était
là, dans le désert du Nouveau-Mexique, qu’ils fabriquaient la bombe, et ils travaillaient
sous la direction d’Oppenheimer. La bombe avait pris forme au printemps 43, et
avait largement dépassé leurs espérances, tant et si bien qu’ils se trouvaient
confrontés à des problèmes d’implosion notamment, lorsqu’il était devenu clair
que le plutonium ne pourrait pas être utilisé dans la bombe, à moins d’utiliser
une nouvelle méthode de montage. Ils avaient besoin d’aide. À Chicago les
recherches traînaient, et nous commencions à parler de l’après-guerre et des
utilisations pacifiques de l’énergie atomique.
J’ai d’abord été très heureux d’aller à Los Alamos, parce
que mon dévouement à Oppenheimer était total. La communauté de Los Alamos se
caractérisait par son unité et son dynamisme. Nous nous prenions pour des
combattants de première ligne. Nous nous dressions seuls entre Hitler et le
reste du monde, et si notreentreprise échouait, on
risquait de perdre la guerre.
Los Alamos n’avait rien à voir avec Chicago. Ça n’avait rien
d’une ville, c’était un poste militaire où se trouvaient des physiciens. Quand
je me promenais dans la rue je connaissais personnellement tous les gens que je
croisais. Je n’avais jamais constaté une telle fraternité dans aucune
communauté auparavant. Bien sûr tout cela se faisait dans le plus grand secret,
des gardes encerclaient entièrement la place et nous ne pouvions pas en sortir
sans une autorisation spéciale. Notre courrier était censuré, et nos
conversations téléphoniques interceptées. Mais nous acceptions tout cela. Afin
de nous faire accepter tous ces contrôles et cet isolement, Oppenheimer avait
obtenu en contrepartie, fort judicieusement d’ailleurs, que nous puissions
communiquer en toute liberté les uns avec les autres. Nous savions précisément
tout ce qui se faisait, et à l’intérieur de la communauté il y avait une
franchise totale. Fermi, Bethe, Neumann, Kistiakowsky et Teller étaient là. Pas
un secret ne nous échappait, nous les inventions. Nous écrivions nous-mêmes le
grand livre de l’histoire.
Teller ? Comme disait Oppenheimer : « En
temps de guerre, c’est un obstructionniste. Avec la paix, il deviendra créateur. » Teller avait une idée fixe, il prétendait que son travail de mise au point d’une
arme thermonucléaire était ce qu’il y avait de plus important. Or il paraissait
clair à tout le monde qu’il fallait d’abord maîtriser la fission. Il se
trompait. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un phénomène moral, c’était
simplement un point de vue tout à fait irréaliste.
Nous avons passé beaucoup de temps et risqué beaucoup
Weitere Kostenlose Bücher