La bonne guerre
chaude
avait bien dilaté tous les pores. Après, on est sortis et on nous a fait
marcher dans le froid pendant vingt minutes jusqu’à nos baraquements. C’est
comme ça que j’ai attrapé la crève.
Nous, on est arrivés dans des baraquements où il y avait
déjà des Anglais qui avaient l’air d’avoir autant envie de nous voir que de se
prendre un coup de savate en pleine figure. Ils avaient tout ce qu’il fallait, même
des petits rideaux. Ils étaient presque tous en civil. Ils avaient un service
postal régulier avec l’Angleterre. Ils avaient aussi un service de blanchissage.
Ils renvoyaient leurs vêtements sales en Angleterre. C’était vraiment grotesque.
Ils étaient là depuis Dunkerque, et ils s’étaient fait leur petite vie. Ils
avaient leurs comités d’évasion et leur comité de revendications. Les Anglais
étaient tout le temps en train de mettre sur pied des évasions. C’étaient eux
qui dirigeaient tout là-bas.
Et voilà qu’arrive cette vague de prisonniers de la bataille
des Ardennes. Ils ne savaient vraiment pas quoi faire de nous. Ils ont quand
même été très accueillants. On avait un lit pour deux parce qu’il n’y en avait
pas assez pour tout le monde.
On avait un appel tous les matins. C’était franchement
comique. Ils avaient un mal fou à savoir combien on était dans ces baraquements.
C’est comme le soldat russe – une fois qu’un soldat
soviétique est capturé, chez lui ils le considèrent comme mort. Il faut dire
que c’était assez fréquent après la guerre de voir ces soldats refuser de
retourner en URSS, parce que quand ils revenaient, on les envoyait directement
en Sibérie. Là-bas, être fait prisonnier, c’était une déchéance.
Il fallait voir comment les Allemands les traitaient. Ils ne
leur donnaient rien. Nous, on n’avait pas grand-chose, mais au moins la
convention de Genève et la Croix-Rouge s’occupaient de nous. Eux, ils n’avaient
personne parce que les Soviétiques ne reconnaissaient pas la Croix Rouge. Les
Allemands leur donnaient le strict minimum. Si pendant la nuit un ou deux d’entre
eux mouraient, le matin ils les sortaient pour l’appel. Ils les tenaient debout
pendant que les Allemands nous comptaient pour déterminer le nombre de rations.
Et au lieu de trois cents bols de soupe, ils en avaient trois cent deux – trois
cents pour eux et les deux des morts. Et puis ils jetaient les corps dehors
après la distribution de la soupe.
Dans notre stalag, vingt-trois types ont été réquisitionnés
pour aller travailler dans une usine de produits chimiques, la Bykguldenwerk, à
environ quinze kilomètres de Dresde. En fait, c’était bien le dernier des
endroits. L’essentiel de notre boulot consistait à enfourner des pelletées de
charbon dans les énormes chaudières qui faisaient fonctionner l’usine. On
travaillait de dix à douze heures par jour avec un bol de soupe aux navets et
un quignon de pain dans le ventre. De l’ersatz de pain bien sûr. Depuis, je ne
peux plus voir un navet. Déjà avant, je n’aimais pas tellement ça, mais alors
maintenant c’est pire.
On pouvait toujours s’évader, ce n’était pas difficile. Mais
où est-ce qu’on serait allés sans parler un mot d’allemand ? Tout nous
était étranger à des centaines de kilomètres à la ronde, en plus tout le monde
était armé, même les facteurs et les conducteurs de tramways. Une nuit de
février, qu’est-ce qu’il faisait froid ! Il faisait moins vingt. Deux
types se sont évadés. Ils se sont fait prendre par un groupe des Jeunesses
hitlériennes qui les ont salement amochés. On les a ramenés sur des civières. Ça
nous a d’ailleurs enlevé tout désir d’évasion. (Il rit.)
La nuit de leur évasion il faisait trop froid pour que les
gardes restent dehors, et ils ont lâché un chien. Une saleté de berger allemand
énorme qu’on a réussi à tuer et qu’on a mangé. (Il rit.) On avait un
petit poêle dans notre baraquement et on y a fait cuire le chien. (Il rit.) On
a tiré les morceaux au sort. Moi j’ai eu une joue, et même quelques dents avec.
Quel goût ça avait ?
Extra. On aurait dit une côte de bœuf. Le seul problème c’est
qu’on ne savait pas quoi faire des griffes, des dents et de la peau. On a eu un
mal fou à s’en débarrasser, mais on y est arrivés. Ils n’ont jamais compris où
était passé le chien. Pensez, ce n’était pas possible que le chien saute des
barrières de plus de dix mètres.
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