La bonne guerre
en souvenir. Ils m’ont pris mes snow-boots, c’est ce qui
pouvait m’arriver de pire. Ils se les sont passées, mais elles étaient trop
grandes. Et comme elles n’allaient à personne – je chausse du 46, vous pensez !
– ils les ont lacérées de coups de couteau pour qu’elles soient inutilisables. De
là, on nous a fait marcher pendant très très longtemps. Et dès le début j’ai eu
les pieds complètement gelés. D’octobre à mai, j’ai vraiment eu l’impression
que je n’avais plus d’orteils. Une fois que ça vous prend, ça ne s’arrête plus.
Il y avait un type avec qui j’avais fait mes études à Mount
Carmel, et qui de toute façon n’aurait jamais dû être dans l’infanterie : il
portait des lunettes à verres épais, et en plus il avait les pieds plats. Et
voilà que je tombe sur lui peu de temps après notre capture. Je lui ai dit :
« Reste donc avec nous, je ne sais pas comment on va s’en sortir, mais s’il
doit y avoir des survivants, j’en serai. Reste donc avec moi si tu veux t’en tirer. »
Le soir, on s’arrêtait au bord de la route, et on dormait
dans les fossés. Je posais mon poncho par terre, et ma capote par-dessus, on se
couchait là-dessus, et on se couvrait avec son poncho et sa capote, comme ça, on
avait chaud. Une nuit, je me suis réveillé tellement je grelottais. Il était
parti avec les manteaux. Je ne l’ai plus jamais revu. Et la première chose que
j’ai apprise en rentrant chez moi c’est qu’il était mort de faim.
On a marché dans la neige pendant deux, trois jours. J’ai eu
l’impression d’avoir fait au moins cent cinquante kilomètres. Ils nous ont mis
dans des trains – dans ces wagons faits pour transporter quarante hommes et
huit chevaux. Ils nous ont entassés à soixante dedans. Ils ne circulaient que
la nuit, parce que le jour les avions anglais et américains bombardaient tout
ce qui bougeait. Avant de monter, ils nous ont donné un paquet de biscuits et
un morceau de fromage. C’était la ration à laquelle on avait droit. Le voyage
devait être court, mais en fait il s’est prolongé. Les Alliés ne cessaient de
bombarder les voies ferrées, et il y avait tout le temps des équipes en train
de les réparer. (Il rit.)
Les wagons n’étaient pas marqués « POW [4] »,
et rien ne distinguait notre train d’un train de troupes. Et la RAF est arrivée
dans un de ses fameux raids de nuit. Ils ont lancé des fusées éclairantes, et
ils ont vu ce magnifique train, quelle belle cible ! Qu’est-ce qu’ils nous
ont mis ! On ne pouvait pas sortir des wagons, il y avait du barbelé aux
fenêtres, et d’ailleurs il n’y en avait qu’une. Finalement, un des types, avec
une énergie sauvage et en se blessant sérieusement aux bras, a réussi à dégager
le barbelé. Quelques-uns de nos gars ont pu sortir. Ils ont essayé de filer
dans la colline, sous le feu des bombardiers et des chasseurs. Il y a eu à peu
près cinq cents morts cette nuit-là. Des bombardiers alliés qui ont tué des
soldats alliés. Une de ces gaffes si fréquentes pendant les guerres. Si moi je
ne suis pas passé par la fenêtre, c’est que je ne retrouvais plus mes chaussures.
Je les avais enlevées pour frotter mes pieds gelés.
On est montés dans le train le 23 et on en est descendus la
veille de la Saint-Sylvestre. Sept jours. Le pire c’était la soif. Et le froid.
Je me souviens parfaitement du froid. À un bout du wagon il y avait deux bancs
et un poêle rond, mais bien sûr, il n’y avait rien à brûler. Quand ils nous ont
finalement laissés sortir, ils étaient furieux qu’on ait brûlé leurs bancs. Qu’est-ce
qu’ils croyaient qu’on allait faire ? (Il rit.)
Quand on est arrivés au stalag 4B, ils ont commencé par nous
épouiller. J’avais entendu toutes ces horribles histoires sur les camps d’extermination
où ils mettaient les Juifs et les prisonniers politiques, et où ils leur
disaient : « Allez, maintenant on va prendre une bonne petite douche. »
Quand ils y étaient, on les gazait par les pommes de douche. Là, ils nous
disaient exactement la même chose. (Il rit.) On s’est retrouvés dans une
immense pièce carrelée, avec quelque chose comme cinquante à soixante pommes de
douche. Je me suis dit : « Ça y est, c’est ça. » (Il rit.) Et
en fait, (était une vraie bonne douche chaude. Mais ça n’a pas eu que du bon, parce
que ça faisait des semaines qu’on ne s’était pas lavés. Et la douche
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