La bonne guerre
ça d’ailleurs.
Et bien sûr c’était pas gratuit. On n’avait pas non plus le droit d’aller aux
toilettes parce que c’était aussi à l’autre bout.
La marine nous a décorées du Navy-E, E pour excellence. On n’était
pas peu fières. C’était comme une fête de famille, tout le monde s’embrassait. La
fanfare de la marine est venue en notre honneur. On était vraiment fières de
nous.
C’était la première fois que ma mère travaillait ailleurs qu’aux
champs. Son premier vrai boulot. Ça a vraiment changé la vie de tout le monde. Une
fois, maman s’est réveillée en plein milieu de la nuit pour aller aux toilettes,
et par la fenêtre elle a vu le bus arriver. Elle s’est dit : « C’est
pas vrai, j’ai pas entendu le réveil. » Elle s’est habillée en deux temps
trois mouvements, a fourré sa gamelle dans son sac, et a filé au coin de la rue
pour attraper le bus. Alors Boy Blue, le chauffeur, lui a dit : « Vous
vous trompez d’équipe, ma petite dame. » En fait, maman ne devait prendre
que celui de six heures du matin. Elle n’a jamais pu l’oublier. Elle aurait
aimé vous raconter cette histoire.
Mon horizon était très très limité. Quand on a quitté l’Oklahoma
pour Paducah, c’était comme si on était partis au bout du monde. C’était
pendant la Crise, et ce n’était pas tout le monde qui pouvait se payer le bus. C’est
la guerre qui a élargi mon univers. Surtout après mon arrivée dans le Michigan.
Mon grand-père est parti à Jackson dans le Michigan après
avoir pris sa retraite des chemins de fer. Il nous a écrit pour nous dire qu’on
pouvait se faire le double dans les usines d’armement de Jackson. Et c’était
vrai. On se faisait quatre-vingt-dix dollars par semaine. On testait des radios
d’avions.
C’est là que j’ai connu tous ces Polacks vraiment sympas. C’était
la première fois que je rencontrais des gens différents de moi. C’était un
monde entièrement nouveau. J’ai appris à boire de la bière comme un trou. Ils
étaient tous très mobilisés syndicalement. J’ai appris une foule de choses que
j’ignorais complètement.
On était très patriotes, et on comprenait qu’il fallait
arrêter les nazis. On ne savait rien des camps de concentration. Dans mon
entourage, je ne crois pas qu’il y avait des gens qui étaient au courant. Avec
les Japonais, c’était totalement différent. On était prêts à les faire
disparaître. C’est sûr qu’ils ne nous ressemblaient pas. Pour nous, c’étaient
des petits êtres jaunes qui bombardaient nos gars en souriant. Je me souviens
qu’à Paducah, il y a des gens qui ont décidé qu’il fallait brûler tout ce qui
était japonais. Moi, j’avais un petit chat en céramique et je me suis dit :
« Je m’en fous, moi je ne le brûle pas. » Ils ont fait un grand feu
de joie et les gens ont apporté tous leurs objets fabriqués au Japon. Et ils
les jetaient dans le feu. Moi j’ai caché mon chat. Maintenant il est sur une
étagère dans ma salle de bains. (Elle rit.)
Dans tous les films qu’on voyait, les Allemands étaient tout
le temps grands et beaux. Il y en avait toujours un qui avait l’air sournois, le
méchant nazi, petit et mal foutu. Mais les héros étaient séduisants et nous
ressemblaient. Par contre, les Japonais étaient tous mauvais. Avoir déjà vécu
la moitié de sa vie et ne pas se rendre compte qu’on est en train de se faire
manipuler, c’est triste et un peu effrayant.
Je me souviens d’un bon film sur les Anglais, Les
Blanches falaises de Douvres. Dans la salle, tout le monde pleurait. Toute
ma vie, j’avais détesté les Anglais parce que dans ma famille on avait toujours
soutenu l’Irlande dans sa lutte contre l’Angleterre. Pendant la guerre tous ces
sentiments se sont envolés. Il aura fallu une guerre.
Je crois que c’est la guerre qui m’a permis de commencer à
prendre conscience d’un certain nombre de choses. Ce n’est pas possible de ne
pas être concernés et d’ignorer la gravité des événements qui se déroulent
autour de nous. Ça commence par des petits riens, et quand on met tout bout à
bout, le puzzle prend forme.
Pendant la guerre mon mari était parachutiste dans la 101 e division aéroportée. Il a fait vingt-six sauts en France, en Afrique du
Nord et en Allemagne. Et quand je repense à la guerre, c’est avec beaucoup de
tristesse. Je n’étais pas assez futée pour avoir des pensées très profondes à
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