La bonne guerre
l’époque.
On se payait du bon temps, on avait de l’argent, sur la table il y avait
toujours de quoi manger et on n’avait pas de problème de loyer. Ça ne nous
était encore jamais arrivé. Mais quand je revois le passé, et que je pense à
Bill…
Jusqu’à la guerre, il n’avait jamais bu. Il n’avait jamais
fumé non plus. Quand il est revenu, c’était un ivrogne fini. Il avait des
cauchemars épouvantables. Il se réveillait en pleine nuit en hurlant. Il était
agité de tremblements et je restais des heures assise à le soutenir. Si on
allait au cinéma et qu’il y avait des scènes de violence, il se mettait à
trembler et il fallait qu’il s’en aille. Il a commencé à nous battre, moi et
les gosses. C’est devenu une brute.
(Il y a quinze ans, Peggy nous avait fait part de son
expérience pendant la Crise. Elle avait raconté son exode avec son jeune mari. Nous
n’étions que des gosses. J’avais quinze ans et lui seize… C’était le bon temps,
parce que quand on est pauvre, si on reste toujours au même endroit, les ennuis
vous tombent dessus alors qu’en vous déplaçant de ville en ville, les ennuis n’ont
pas le temps de vous rattraper.)
Il était particulièrement obsédé par le souvenir de ce qui
lui était arrivé une fois dans une ville. Il avait vu quelque chose bouger près
d’un immeuble et il avait tiré. C’était une femme. Il ne s’en estjamais remis. Ça paraît tellement évident de dire qu’à la
guerre les hommes deviennent des bêtes sauvages. C’est ce qu’il est devenu.
La guerre a créé beaucoup d’emplois. Ça a poussé les gens à
vouloir toujours davantage. Financièrement et moralement les gens étaient
devenus plus exigeants. C’était un rêve merveilleux. Mais il faudrait bien se
réveiller un jour ou l’autre. C’est ce qui s’est passé à la fin de la guerre. On
s’est presque retrouvés tout de suite engagés en Corée. Et on n’a pas eu la
paix qu’on nous avait promise.
Je me souviens d’une femme, une fois dans l’autobus, qui
expliquait qu’elle espérait bien que la guerre ne se terminerait pas avant qu’elle
ait réussi à se payer son frigo. Et un vieux monsieur lui avait donné un coup
de parapluie sur la tête en disant : « Comment osez-vous faire des
calculs pareils ! » (Elle rit.)
Ça, on a eu des festivités grandioses pour célébrer la fin
de la guerre. À Paducah on vendait même des cigarettes, chose impossible à se
procurer jusque-là, ni avec de l’argent ni avec ses fesses. La boulangerie
Kirchoff distribuait du pain gratuitement. Tous les gens étaient descendus en
ville sous la pluie battante et dansaient. On avait ôté nos chaussures et on
les avait mises dans nos sacs. C’était l’euphorie.
Quand mon mari est revenu, le soir même on est sortis avec
une bande de copains et on s’est soûlés. On s’est tous fait tatouer. Moi je me
le suis fait faire sur la cuisse, là où ça ne se voyait pas. Un cœur transpercé
d’une flèche avec Bill et Peggy. Quand je suis allée accoucher à l’hôpital – je
suis tombée enceinte dès le retour de mon mari –, j’avais honte de mon tatouage.
Alors j’ai mis un bout de sparadrap dessus. L’infirmière l’a enlevé, elle a
regardé le tatouage et elle m’a dit : « Moi, j’en ai un exactement au
même endroit. » Elle a soulevé sa blouse pour me le montrer. (Elle rit.)
Je savais que la bombe d’Hiroshima ç’avait été un truc
abominable, mais je ne soupçonnais pas que ç’avait été aussi horrible. Ils
avaient lâché ça sur des ouvriers, même pas sur les grosses huiles qui avaient déclenché
la guerre. C’est pas sur eux qu’on l’a lancée. Hirohito avec son cheval blanc, ça
ne lui a rien fait. Ils l’ont lâchée sur des femmes et des enfants qui n’ont
même pas eu leur mot à dire quand leur pays est entré en guerre.
J’étais heureuse que mon mari rentre à la maison, et qu’on
ne l’envoie pas là-bas après l’Allemagne. Il y avait tous les jours dansle journal la photo de quelqu’un que je connaissais. Il y a
vraiment plein de gars avec qui j’allais l’école ou à l’église qui se sont fait
tuer.
Nous on n’a jamais reçu de bombe. Vous ne me retirerez pas
de l’idée que si la guerre froide a commencé c’est à cause de ça. Parce que
hormis les soldats qu’on a envoyés au casse-pipe, on s’en est plutôt pas mal
tirés de la guerre. Les gens n’avaient jamais été aussi riches.
Non,
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