La bonne guerre
pouvez pas aller là, zone interdite », il
suffisait de lui montrer le laissez-passer.
On a fait une percée en direction de Cherbourg, et on a pris
Saint-Lô, où les Allemands s’étaient retranchés. Les Allemands que nous
faisions prisonniers étaient presque tous des gamins en uniforme militaire. L’armée
allemande avait largement dû se faire décimer à Stalingrad, et ceux-là n’étaient
pour la plupart que des gosses. La plupart étaient dans ces blockhaus dans
lesquels il était si difficile d’entrer. Ils avaient l’air complètement ahuris,
paumés et affolés. Ils avaient quatorze, quinze, seize ans. Ils n’étaient pas
beaux à voir. Ils restaient là blottis les uns contre les autres, abattus, mornes
et tristes, ne sachant pas trop ce qui allait leur arriver. Nous, on les capturait,
on les livrait aux autorités, et on retournait à nos affaires. Bien sûr, je les
ai pris en photo.
Nous capturions deux sortes d’Allemands : ces gosses-là,
et les SS. Les SS étaient absolument impossibles. Ils pensaient avoir gagné la
guerre, même après leur capture. Ils étaient vraiment incroyables. Par contre
le soldat allemand moyen n’était rien de plus qu’un jeune mobilisé.
À Saint-Lô nous sommes tombés sur des bunkers souterrains
que nos bombardements n’avaient absolument pas endommagés tellement ils étaient
profonds. Ils étaient aménagés comme un Hilton de luxe. Ils avaient des caves à
vin inimaginables. J’ai réquisitionné une petite camionnette et j’ai présenté
mon laissez-passer au MP de garde à la porte. J’ai rempli la camionnette de champagne,
de vin et de cognac jusqu’à la gueule. Puis on a mis une bâche par-dessus, et
nous sommes allés à Cherbourg où nous avons fait une grande fête. (Il rit.)
À Cherbourg, j’ai vécu ma première tragédie personnelle. À
côté de moi, Val Pope filmait, et moi, je photographiais. La situation était
très floue. On ne savait pas vraiment où on était. D’un côté il y avait l’armée,
et des soldats isolés un peu partout. Lorsqu’on faisait le tour d’un bâtiment, on
ne savait pas exactement ce qu’on allait trouver. Val et moi passions devant
une maison. On essayait de rejoindre une unité de la Croix-Rouge que nous
voulions prendre en photo. Il y avait un tireur isolé dans un arbre qui nous a
envoyé une rafale de mitraillette. Val a été touché. Une balle a traversé son
casque comme si ça avait été du papier. J’ai couru derrière un bâtiment. Je ne
savais pas qu’il avait été touché à ce moment-là. Quand vous entendez ce genre
de chose, vous courez ou vous vous jetez à plat ventre. J’ai regardé autour de
moi, et je l’ai vu. J’ai couru chercher des GI pour qu’ils nous couvrent. Et
avec un autre GI on est allé le chercher. Il était encore vivant. Nous l’avons
amené au centre de premiers secours où il est mort. Un très beau jeune homme. Je
me suis donc chargé de la caméra.
Au cours des bombardements qui ont précédé l’invasion, nous
avons tué beaucoup de Français. Quand nos énormes avions sont venus lâcher ces
bombes, nous avons détruit la moitié de Colleville-sur-Mer, un petit village
près de la côte. J’ai fait des photos des enterrements collectifs et des fosses
communes. Les Français ne disaient pas : « Regardez ce que vous avez
fait. Tous ces Français qui sont morts à cause de vous ! » Ils
savaient que nous étions les libérateurs, et comprenaient ce qui se passait. Ça
fait partie des choses tristes de la guerre.
Une fois que les plages ont été entièrement contrôlées, j’ai
été appelé à la tête de pont de Normandie. Eisenhower et Bradley arrivaient
pour la première fois sur la plage. Tous les généraux étaient présents. Le
cameraman qui couvrait l’événement c’était moi. C’était très impressionnant. C’était
également très drôle. Ils discutaient comme une bande de gosses : « Ouais,
il mérite d’avoir une étoile supplémentaire pour ce qu’il a fait. Et un tel ?
Non, je ne crois pas. » Ils se distribuaient des décorations comme s’ils
avaient été à une réception. On vous disait quel était leur bon profil, et vous
ne les preniez que sous cet angle-là.
Un jour, en fin d’après-midi, nous sommes partis en
direction de Paris. Il commençait à faire noir. Tous les panneaux indicateurs
avaient été enlevés, de sorte qu’on ne savait pas vraiment où on était. En
route, nous sommes tombés sur un
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