La Cabale des Muses
la nuque. Quel âge tu as ?
— Onze… je crois.
La femme se redressa, prit du recul, haussa un peu la voix, teintée d’ironie.
— Et ce dos cambré, comme une jouvencelle bientôt pubère. J’ai l’nez. On m’la fait point ! J’me trompe-t-i ?
Liquéfiée, Lisa secoua la tête de droite à gauche. Les larmes lui montèrent aux paupières.
— Va-t’en pas pleurnicher que c’la aggraverait ton cas. Tu te dévoiles !... On est seules, si tu m’disais tout ?
Percée à jour par une femme ordinaire, Lisa resta pétrifiée. Elle aurait dû s’en douter. Elle n’avait donc pas le choix. Elle lui avoua tout, tout ce qu’elle inventa avec une tendre innocence dans les limites d’une vraisemblance qui correspondrait avec la version que soutiendrait Geoffroy sans être dans la confidence.
Oui, elle était une fille et son « cousin » lui-même l’ignorait… Enfin, ce n’était pas tout à fait exact. En vérité, elle avait un frère jumeau qui étudiait au collège avec celui-là. Les deux garçons s’entendaient comme larrons, mais une mauvaise fièvre emporta Gautier en quelques jours à l’automne dernier. Elle en avait été terriblement affectée et, en sa mémoire, parce qu’elle avait toujours souhaité s’éduquer, avec l’accord secret de son père, elle avait pris sa place. Et l’on annonça officiellement que c’est elle qui avait succombé. Pour le reste, l’agression de la nuit, la fuite à travers la forêt, tout était vrai.
Quelques larmes judicieuses eurent raison d’éventuelles réticences de la part de la cuisinière à ce récit qu’elle goba comme un œuf du jour, solidarité féminine oblige. Elle jura de garder le secret et félicita Lisa d’avoir cette volonté, cette force de caractère, dans une période aussi douloureuse, qui prouveraient que la gent féminine, si elle ne bénéficiait pas des capacités physiques des mâles, était à même de rivaliser sur nombre de sujets. Elle promit aussi de l’aider à rentrer au plus tôt dans sa famille, mais elle devait cependant présenter les deux rescapés à son maître et seigneur.
Pourvu que celui-ci soit aussi compréhensif et aussi peu soupçonneux ! Lisa le connaissait sous un aspect dont la brave femme ignorait tout. On ne mystifie pas un noble chevalier comme une simple servante.
En priorité, il fallait intercepter et préparer l’imprévisible Geoffroy, avant qu’il ne fasse un esclandre en se réveillant. Elles montèrent donc le secouer en douceur. Il émergea, grognon à son habitude, dédaigneux et réfractaire à tout, mais la cuisinière utilisa des arguments naturels qui étouffèrent ses réticences et ses récriminations. Elle l’amadoua, le nourrit copieusement, le rassasia, le couvrit d’un flot de gentillesses qu’il ne put repousser très longtemps, peu habitué semblait-il à tant de prévenances. Lisa en aurait presque été jalouse, si elle n’avait su qu’il s’agissait d’une comédie, confirmée par les mimiques de sa complice dans le dos du garçon.
Puis, après avoir placé la petite bécasse en sentinelle, la cuisinière introduisit ses protégés dans la grande salle tandis que Louis de Rohan déjeunait en compagnie de mademoiselle d’O, sur le soutien de laquelle elle savait pouvoir compter. Le grand monstre malotru qui lui pinçait les seins dormait encore. Ce n’en était que mieux. Elle poussa Gautier et Geoffroy vers la table après les avoir initiés à la manière de saluer le maître des lieux. Rohan écouta l’étonnante odyssée, fronça les sourcils, inquiet que de tels actes puissent se commettre si près de son manoir. Les brigands ne se tenaient-ils pas en observation, à l’affût dans les parages afin d’investir et piller sa propriété ? Ou pour l’espionner au nom du roi ?
Pendant ce temps, Lisa s’ingénia à émouvoir la jeune maîtresse du chevalier qui ne la traitait pas avec le respect dû à une demoiselle de la noblesse, pas même eu égard à une si charmante figure.
— J’vous ai tout raconté, mon seigneur 1 , conclut la bonne femme avec aplomb. Et ces chéris n’ont qu’une hâte bien légitime, c’est d’rentrer dans leurs foyers pour savoir ce qu’il en est advenu de leurs parents.
Rohan s’essuya les lèvres avec une serviette et se tourna vers les deux jeunes, après un regard à Renée-Maurice qui, cette nuit, avait déployé toute sa science amoureuse pour le satisfaire. Il en était rasséréné et
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