La Cabale des Muses
la table, mais Affinius n’en resta pas à cette métaphore et insista :
— Secundo, je suis ravi que vous appréciiez mon accueil ; tertio, messieurs, notre invité, une excellence de l’esprit allemand reconnaît – je tiens à le préciser – qu’il n’est pas entouré d’ignorants puisque nous avons été comblés de présents.
La bonne humeur reverdit, enrubannée de compliments qu’il interrompit encore :
— Je vous rendrai la pareille, sire Leibniz, par une autre citation du même auteur, ne vous en déplaise et sans arrière-pensée de ma part, mais c’est celle qui m’est venue spontanément à l’esprit : « La générosité est un désir par lequel un individu s’efforce d’assister les autres hommes et d’établir entre eux et lui un lien d’amitié. »
Tous approuvèrent et s’esclaffèrent – sauf Lisa –, à nouveau libérés. Ils brandirent leurs verres et les mandibules se remirent à jouer dans un joyeux concert, émaillé d’odes aux cuisinières qui rosissaient de contentement.
— « L’homme libre désire le bien », clama un peu candide l’ancien élève afin de rendre hommage à l’enseignement de ses anciens professeurs et se montrer à son petit avantage.
Et le débat s’orienta sur la liberté de l’homme, ses obligations, ses contraintes, ses limites, sa connaissance de lui-même.
— « L’homme libre ne pense à rien moins que la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie. »
Ce à quoi, après les commentaires enflammés, Leibniz répliqua par : « La vie, la mort ! Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Puis, évoquant son métier de diplomate : « Nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions. »
Sans avoir bu une goutte de vin, Lisa avait la tête qui lui tournait. En revanche, les autres ne s’en étaient pas privés pour elle. Les clameurs, les rires, les maximes, les envolées, les surenchères verbales, les diatribes entrecroisées et la chaleur ambiante l’étourdissaient. Elle confia à du Cauzé son désir d’aller respirer un peu l’air libre. Il acquiesça, lui rappelant à l’oreille qu’elle n’oublie pas qui elle était. Elle hocha la tête et s’esquiva sans que personne se formalise : l’homme est libre d’agir à sa guise… à l’hôtel des Muses !
Lisa gagna le jardin, emplit plusieurs fois ses poumons. Bien qu’il fasse encore chaud, l’atmosphère était moins étouffante, grâce aux grands arbres et au petit étang bordé de hautes herbes bruissantes, envahi par les plantes aquatiques. Ses pas l’y menèrent. Elle aurait aimé patauger, comme autrefois, pieds nus. Ici, ce n’était pas prudent. Quelqu’un pouvait la surprendre. Que penserait alors Géraud à son retour ? Et puis, les premières leçons sur l’alphabet, la poésie et la création du monde l’avaient intéressée. Elle assimilait avec une rapidité étonnante qui enchantait le vieux philosophe, voyant déjà en Gautier le germe d’un de ses plus brillants disciples du moment, toutes proportions gardées. Pourtant, elle se tortillait souvent la langue dans sa bouche avant de poser une question.
Elle longea la pièce d’eau. Dérangé, un gros crapaud poussif rampa jusqu’à l’eau en maugréant et se laissa sombrer, l’œil réprobateur.
Une envie pressante poussa Lisa vers les arbres. Elle devait se montrer de la plus grande vigilance. Les ombres complaisantes commençaient à encrer les buissons. Elle y pénétra, se déculotta prestement, considéra le chuintement de son jet trop caractéristique d’une fille, tenta de l’endiguer de moitié, s’arrosa les pieds, se rafistola à la hâte. Ce n’était pas facile de devenir un mâle à part entière ! En permanence, il lui fallait se tenir sur le qui-vive. Elle tendit l’oreille avant de se redresser… Personne. Elle fila vers le fond du jardin, en friche totale, se jeta dans le maquis protecteur. L’entrelacs des tiges rampantes et grimpantes l’empêchait de progresser à son aise. Les ronces l’agrippaient : « Reste avec nous encore un peu ! », les graines lui tombaient dans le cou. À hauteur de visage, elle croisa un nid vide, suspendu entre trois roseaux, le reconnut pour celui d’une mésange. Elle le contourna, écrasa deux taupinières et se heurta bientôt au mur du fond où la végétation était moins dense. Elle envisagea de s’y aménager une retraite secrète pour se
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