La Cabale des Muses
l’idée – mais garde pour toi cette révélation – de développer l’éclairage public, les règles de stationnement anarchiques et la circulation des véhicules afin de limiter les encombrements, les accidents et surtout les guets-apens nocturnes. Les galères et la pendaison menaceraient désormais tout auteur d’écrits diffamatoires. Il compte interdire aussi aux laquais le port du bâton et de la canne car, forts de leur impunité, ceux-ci se montrent de plus en plus brutaux envers les habitants et insolents à l’encontre des dames.
— Comment es-tu informé de tout cela ? Il ne nous en a pas cédé un mot, à nous qui œuvrons dans son service ?
— Sans doute se méfie-t-il des indiscrétions involontaires : à preuve, puisque des oreilles traînent au Châtelet derrière les tentures, s’interposent entre lui et les ministres.
— Ce qui m’intéresse davantage, Eusèbe, c’est la vie du petit peuple, les rumeurs souterraines.
— Je n’en doute pas. Seulement, les confidences et les indices sont plus difficiles à capter. Ce qui est certain, c’est que La Reynie veut lutter contre les tricheurs de toutes sortes (dés, cartes, hoca, lansquenet, portique, trou-madame). Il a découvert que l’on se cachait dans les carrosses pour jouer des sommes exorbitantes. Toute voiture aux rideaux baissés devient suspecte. L’exercice est toutefois périlleux pour le guet qui dévoile parfois des scènes scabreuses n’ayant aucun rapport avec le jeu, sinon celui des sens.
— Tu dois avoir quelques échos d’intrigues, de cabales qui germeraient dans les bouges.
— Beaucoup de délires d’ivrognes, d’hallucinés, de maniaques qu’il faut trier. Certains en veulent à la monarchie à cause de la construction du palais de Versailles qui coûte tant de vies et d’invalidités aux corporations des ouvriers et des tâcherons…
Géraud sentit qu’Eusèbe hésitait à lui révéler une information importante. Il se garda d’insister, le laissa prendre sa décision.
— Parmi les grands du royaume, concéda enfin le journaliste, après avoir resservi à boire, il en est un qui ne se cache pas pour manifester son mécontentement et ses rancœurs ; il s’agit de Louis de Rohan.
— Le fier, hautain et magnifique chevalier, tout de blanc vêtu, toujours monté sur un destrier immaculé – Sélim, je crois me souvenir – caparaçonné de brocart et orné de gourmettes en or ?
— Comment sais-tu cela ? s’étonna Renaudot. Là, tu me sidères à ton tour.
— Je l’ai croisé à Maëstricht où il a été blessé au combat.
— Rohan enrage d’être le seul officier dont la bravoure, lors du siège, n’ait pas été distinguée. Si bien qu’il clame à qui veut l’entendre : « Il faudra que ce Louvois – l’auteur de la liste des promus – meure ou moi. »
— Fanfaronnade, hâblerie ! Drôle de personnage qui a tout pour réussir, mais n’est jamais satisfait de son sort. C’est une attitude dangereuse.
— Attends, ce n’est pas tout ! Démuni au retour de la guerre après avoir dilapidé sa fortune, il aurait – avec l’aide de trois serviteurs – dévalisé la maison de sa mère avec laquelle il était fâché.
— Diable ! Il n’a donc aucune moralité !
— On le dit sans empire sur lui-même, d’un esprit tranchant et sarcastique, mais faible aussi de caractère. Tout pour s’attirer les inimitiés.
— Louvois avait sans doute de bonnes raisons pour déclencher les hostilités.
— Oui : une petite vengeance du roi.
— Je croyais qu’ils étaient amis d’enfance ?
— Ils ont été, en effet, élevés ensemble, quant à être amis…
— Tu en as trop dit, Eusèbe, et donc pas assez.
— Si bien que je n’ai plus qu’à m’exécuter…
Eusèbe leva son verre, plissa un œil, but une gorgée et poursuivit :
— Étaient-ce les séquelles de la Fronde ? Enfant, le roi était craintif et renfermé. À l’opposé, le jeune Rohan, comme il n’a cessé de s’affirmer, se montrait dominateur et insolent. À la cour, il s’érigeait en chef des fils de princes, au détriment de Louis qui subissait les humiliations et les sévices de ses compagnons et leur servait souvent de valet. Mon grand-père, médecin ordinaire de Louis XIII, fut parfois témoin de ces scènes. Cette attitude s’aggrava et les griefs s’accumulèrent contre le chevalier jusqu’à l’enlèvement de Marie 6 , la nièce de Mazarin, auquel
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