La Cabale des Muses
est avec précision, quelles sont leurs raisons, leurs motivations et le nom des meneurs. Selon le vieil adage « mieux vaut prévenir que guérir », nous nous devons d’anticiper car la médecine, tant brocardée par le regretté Molière 3 , guérit encore fort mal, surtout les échauffourées.
Géraud acquiesça sans grande conviction. Il s’était imaginé un avenir proche tout différent.
— Vous m’objecterez que la Normandie n’est pas Paris, concéda La Reynie en saisissant une plume de cygne. Seulement, depuis peu, notre jeune et pétulant dauphin, profitant de l’absence paternelle, a entrepris d’aller chasser le loup, précisément aux alentours d’Évreux. Sa protection en est allégée par le manque d’effectifs, il nous faut pallier cette carence avec la plus grande discrétion. Tenez, voici votre ordre de mission.
Le commissaire empocha la lettre, salua son supérieur et ne s’attarda pas. Il lui fallait déverser ailleurs sa rancœur…
Il fila directement chez lui. L’infime espoir qu’il y ait quelqu’un qui lui réchaufferait le cœur ne fut qu’une éphémère bulle de savon. Le logement était vide et sans vie ; une simple boîte surchauffée par les ardeurs du soleil sur la toiture. Qu’était devenue Maline ? Sublime écorchée vive, dominatrice et indomptable, elle avait dû trouver un nouveau protecteur… honnête fallait-il espérer. D’un revers de main rageur, il chassa comme une nuée de mouches cette pensée cannibale. Oui, il était mortifié ! Sa sincérité avait été bafouée. Il avait cru être en mesure de l’aider, la considérer et s’était fourvoyé. Impardonnable faiblesse !... On ne l’y prendrait plus. Chacun sa place !
Géraud entassa quelques vêtements propres dans son havresac, se changea de pied en cap et déguerpit. Jaillissant dans la rue, il faillit heurter Eusèbe II Renaudot 4 , le successeur de son grand-père à la direction de la célèbre Gazette . Les deux garçons avaient le même âge.
— Géraud Lebayle ! Tu te fais rare dans le quartier, ou tu évites les amis ? Il y a des mois qu’on ne t’a vu franchir le seuil du Grand-Coq !
— J’occupe de nouvelles fonctions qui ne me laissent guère de répit et m’envoient ici et là…
— Cette fois, tu ne t’esquiveras pas pour bouder le verre de l’amitié.
— Je m’en voudrais. J’accepte avec le plus grand plaisir.
Eusèbe lui passa un bras amical autour des épaules et l’entraîna vers l’angle de la rue. Il ne pouvait refuser l’invitation de cet ami théologien et orientaliste émérite dont l’immense culture le fascinait. La dynastie Renaudot était le symbole d’une belle réussite depuis trois générations.
Ils rentrèrent au Grand-Coq, cette ancienne auberge que la famille louait depuis 1625, lieu de naissance de la Gazette sur les presses du dernier étage, y croisèrent François, le cadet d’Eusèbe, et des enfants joyeux qu’il ne sut à qui attribuer tant ils se ressemblaient tous. C’était une ruche où s’activaient des ouvriers imprimeurs, circulaient des échotiers, des colporteurs, des papetiers, des vendeurs, des transporteurs…
Ils s’isolèrent au premier étage dans une vaste salle où l’on prenait toujours les repas en commun. Ils s’installèrent au bout de la longue table. Eusèbe déboucha une bouteille provenant de leur région d’origine, les environs de Loudun, berceau des Renaudot. Ils se désaltérèrent et devisèrent à bâtons rompus de l’exploitation du bassin du Mississippi par les Français Marquette et Jolliet ; de la victoire de la Hollande (par De Ruyter) sur la flotte franco-britannique, annonce qui ne réjouissait personne ; de l’invention de la machine multiplicatrice du savant Leibniz ; de la fille bâtarde que le roi avait eue avec madame de Montespan 5 , et de bien d’autres choses.
— Eusèbe, je t’admire, tu es une encyclopédie vivante. C’est un bonheur de t’écouter.
— En l’occurrence, je n’ai pas grand mérite. Toutes les nouvelles du royaume et du monde convergent vers le Grand-Coq. Nous n’avons plus qu’à les sélectionner, les rédiger, les mettre en forme pour les publier. Mais rassure-toi, j’en oublie la moitié.
— Ne sois pas si modeste. J’aimerais apprendre ce que tu sais sur Paris et que monsieur de La Reynie ignore.
— Le lieutenant général de la police est mieux informé que quiconque ! Fort heureusement… Je sais qu’il a dans
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