La campagne de Russie de 1812
annoncent la famine ; partout les portes et
les fenêtres des maisons brisées et arrachées ont
servi à alimenter les bivouacs : ils n'y trouvent point
d'asiles ; point de quartiers d'hiver préparés, point
de bois ; les malades, les blessés restent dans les rues, sur
les charrettes qui les ont apportés. »
Le comte de
Bellecour, officier dans l'armée italienne, renchérit :
« Aucune nourriture, aucun espoir, dans l'alternative de
mourir gelé ou d'abandonner les drapeaux... Des villes
saccagées par les troupes qui nous avaient précédés...
Les cosaques à nos trousses... » Et la foule des
affamés tue pendant la nuit cent quinze chevaux valides pour
les manger ! Il y a certes des denrées entreposées à
Smolensk, mais on détruit en une journée les ressources
de plusieurs mois. « On pille et l'on meurt de faim »,
soupire Fezensac.
Le lieutenant
wurtembergeois Christophe von Uljmen assiste à une maigre
distribution de farine : « Mais les soldats étaient
tellement affamés, nous dit-il, que peu d'entre eux songèrent
à cuire cette farine. C'était terrible de voir que
beaucoup d'entre eux avalaient la farine crue en se salissant le
visage noirci par la crasse et la barbe... »
Stendhal, en
arrivant à Smolensk, écrit à la comtesse Daru
une lettre qui, comme tant d'autres, sera interceptée par les
cosaques : « Je viens de faire un voyage charmant. Trois
ou quatre fois par jour je passais de l'extrême ennui au
plaisir extrême. Il faut avouer que ces plaisirs n'étaient
pas délicats ; un des plus vifs, par exemple, a été
de trouver un soir quelques pommes de terre à manger sans sel
avec du pain de munition moisi... Régulièrement, chaque
jour, nous passions deux ou trois heures dans un ruisseau boueux, et
manquant de tout. C'est alors que je donnais au diable la sotte idée
de venir en Russie. »
Même
les officiers supérieurs manquent de tout ! Aussi le moral de
Napoléon commence-t-il à fléchir. Le 10
novembre, lendemain de son arrivée, il visite les environs de
la ville. Après la pénible traversée d'un
affluent du Dniepr, il voit, dans sa lorgnette, des nuées de
cosaques s'avancer vers les prisonniers français dont ils
viennent de s'emparer, les déshabiller et les laisser mourir
nus sur des monceaux de neige. Ce même jour, le Dr Larrey
aperçoit la femme d'un colonel, vêtue d'une pelisse de
martre et de satin blanc, plonger ses mains dans le ventre d'un
cheval mort pour en dévorer le foie. N'ayant pas de couteau,
« elle enfonce sa tête à même les
entrailles de la bête... ».
Eugène
Labaume rejoint Smolensk ce même 10 novembre : « De
grand matin, sur deux lieues de distance, remarque-t-il, on ne voit
que caissons et pièces d'artillerie. Les calèches les
plus élégantes, venues de Moscou, se trouvent entassées
sur la route et le long de la rivière. Les objets arrachés
de ces voitures, trop lourds pour être emportés, ont été
répandus dans la campagne. Tous ces débris épars
sur la neige n'en ressortent que mieux. On y voit des candélabres
d'un grand prix, des figures de bronze antiques, des tableaux
originaux, des porcelaines les plus riches et les plus estimées
; moi-même, j'aperçois une écuelle du plus beau
travail, et où se trouve peinte la sublime composition de
Marcus Sextus ; je la prends et bois dans cette coupe de l'eau du
Pop, pleine de fange et de glaçons. Après m'en être
servi, je la jette avec indifférence près de l'endroit
où je l'ai ramassée. »
Du
9 au 14 novembre, l'Empereur séjourne à Smolensk, dans
une belle maison de la place Neuve. Il s'emporte « jusqu'à
la fureur » contre les munitionnaires chargés de «
concentrer dans la ville des approvisionnements. Mais le spectacle
qu'il a sous les yeux ne suffit pas. De mauvaises nouvelles viennent
l'assaillir : Vitebsk est aux mains des Russes. Il comptait trouver à
Smolensk le corps de Beragay d'Hillier venu de Paris mais, le 9
novembre, le géné al Augereau, frère du
duc de Castiglione, qui en fait partie, a capitulé avec deux
mille hommes devant l'avant-garde russe – et le corps d'armée
tant attendu est resté cloué au sol...
– Depuis
Baylen, s'exclame Napoléon, il n'y a pas eu d'exemple d'une
capitulation comme celle-ci en rase campagne !
Selon l'Empereur,
le grand responsable est d'abord le général Beraguay
d'Hillier qui a « mal reconnu sa position et encore plus
mal placé ses troupes ». Aussi reçoit-il
l'ordre de repartir
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