La campagne de Russie de 1812
manqué de rien
de néces saire depuis mon départ de Moscou.
Depuis dix jours, le temps s'est mis à geler. Il fait bien
froid, le vinaigre gèle. Nous avons cependant tout le jour le
plus beau soleil possible ; il est 3 heures de l'après-midi,
je suis en plein air sans la moindre peine, et si mon écriture
n'est pas ferme, cela vient que j'écris sur mes genoux. Mes
finances sont en fort bon état : j'ai deux chevaux de selle et
un domestique. Mon cheval est fort beau, grand trotteur, chose utile
dans un pays où on peut se trouver exposé et être
suivi par des cosaques qui voltigent de part et d'autre. Jusqu'à
ce moment, je n'en ai pas aperçu un seul. Il est vrai qu'ils
n'approchent jamais lorsqu'il voient que l'on est en mesure de
défense... »
Voyons maintenant
comment, au même instant, vivaient ces combattants qui
n'avaient pas la chance d'être attachés à
l'état-major, même au « petit quartier »
:
« L'hiver
de la Russie, nous dit Faber du Faure, fit alors ce que n'avaient pu
faire jusque-là le manque de vivres, les fatigues de tout
genre, et même notre mouvement rétrograde : les troupes
débordèrent et se confondirent. Ce n'était plus
qu'un pêle-mêle d'hommes de toutes les armes, de tous les
corps d'armée, marchant tantôt en groupes, et tantôt
isolés. Ce n'était pas de propos délibéré
qu'ils avaient quitté leur drapeau : le froid, la rigueur des
éléments, l'amour de la conversation les avaient
arrachés à leurs détachements. Elle était
affreuse, la peur qu'on avait à se traîner en avant
pendant la journée, surtout les canonniers qui n'avaient pas à
songer pour eux seuls, mais qui devaient songer encore à
conserver leurs chevaux et à sauver leurs pièces. »
Certains chefs
quittent même leur régiment afin de s'abriter de
meilleure façon qu'au bivouac de leurs hommes.
– Dans les
corps de l'armée française, soupire l'Empereur, passé
9 degrés de froid, je n'ai plus trouvé un général
à son poste !
Il ne s'agit
assurément pas du maréchal Ney qui commande
l'arrière-garde. Ses hommes souffrent d'autant plus de la faim
que les autres corps ont pillé et tout détruit sur leur
passage. Il ne demeure rien pour ceux qui ferment la marche de la
Grande Armée. Le fourrage manquant cruellement, les chevaux,
déjà squelettiques, meurent, et le maréchal est
obligé d'abandonner une partie de ses attelages. « Pour
retarder la marche de l'ennemi, nous dit le comte Soltyk, ces
caissons étant encore remplis de munitions, nos artilleurs, en
s'éloignant, attachèrent des mèches afin qu'ils
sautassent au moment où les cosaques les atteindraient. Il y
en eut, en effet, un grand nombre de blessés, et ce stratagème
réussit si bien qu'à compter de ce moment, leur
poursuite sur la grand-route fut moins vive. »
Faute de
nourriture, les prisonniers russes du capitaine von Lossberg ne
peuvent bientôt plus avancer. On les massacre en leur
fracassant le crâne ou en leur tirant dans la tête un
coup de fusil. Lors des attaques, les rescapés doivent se
jeter le nez dans la neige et celui qui relève la tête
est impitoyablement abattu.
Depuis longtemps
on s'est défait des amputés et des blessés
français de Borodino. On l'a vu, ces pauvres fardeaux inutiles
ont été entassés sur des chariots ou des affuts
dont certains conducteurs font intentionnellement courir les chevaux
dans les ornières. Les malheureux blessés, amputés
pour la plupart, qui tombent du véhicule, sont alors
abandonnés... Et les conducteurs « de sourire à
ce succès lorsqu'une secousse les débarrassait d'un de
ces infortunés ».
*****
Le 7 novembre, le
ciel s'obscurcit, de gros nuages noirs s'inclinent vers la terre, la
tempête s'élève tandis que des flocons énormes
tombent dru sur le sol gelé.
L'hiver russe
effectue ainsi sa grande entrée.
« Nos
lèvres se collaient, dira le sergent Bourgogne, l'intérieur
du nez ou plutôt le cerveau se glaçait ; il semblait,
qu'on marchait au milieu d'une atmosphère de glace. »
Henri Beyle –
le futur Stendhal –, en arrivant a l'étape, a encore le
courage de se livrer à sa correspondance. « Nos
peines physiques depuis le départ de Moscou ont été
diaboliques, écrit-il. Il n'y a pas de fort de la Halle qui
soit aussi harassé à la fin de sa journée que
nous l'étions chaque soir en construisant notre petite cabane
de branches sèches et allumant notre feu. J'en gèle
encore et vous vous en apercevrez
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