La campagne de Russie de 1812
sur leurs pieds, nous les exhortions en les secouant.
Mais ils ne pouvaient plus ni voir, ni entendre, ni espérer.
Ils avaient été surpris, envahis tout entiers par la
mort, par une mort à la fois douce et cruelle.
Tous périssaient
de même, c'est-à-dire brusquement et sans s'y attendre.
L'engourdissement les prenait debout ; ils continuaient cependant à
faire quelques pas, puis ils trébuchaient et tombaient en
avant. Une fois à terre, ils ne remuaient plus... »
Et leurs camarades, enveloppés de leurs lambeaux d'étoffes,
se mettaient lentement en marche « comme autant de
fantômes ».
Une grave nouvelle
atteint empereur : Minsk a été saisie par les troupes
de l'amiral Tchitchagov.
Près de
cinq mille blessés français et polonais sont tombés
ainsi entre les mains de la division du général
Lambert. Il y avait encore dans la petite ville si pittoresque de
Minsk des réserves de vivres pouvant nourrir cent mille hommes
durant un mois et de considérables quantités de poudre.
Tout a été pris et Napoléon, après la
lecture des dépêches, passe une nuit blanche en faisant
les cent pas dans sa chambre.
Au jour, on
aperçoit à l'horizon des milliers de cosaques et des
fantassins appuyés par des canons placés sur des
traîneaux... et le harcèlement reprend ! Les cosaques
sont armés de lances qu'ils manient avec adresse. « S'ils
ne réussissaient pas à utiliser la pointe, nous dit le
lieutenant bavarois Albert de Muralt, ils faisaient de tels moulinets
avec la hampe qu'il était impossible de les toucher au sabre.
Ils apparaissaient et disparaissaient d'une façon tout à
fait inattendue. Nous essayions souvent d'en prendre quelques-uns
mais cela ne nous réussissait presque jamais, malgré
tous nos efforts... »
Sans cesse,
l'artillerie russe bombarde l'armée en retraite. Le comte
Roman Soltyk est intrigué en voyant sur la grand-route des
cadavres de soldats moscovites tous affreusement blessés à
la tête : « Nous apprîmes que les Espagnols
assassinaient ainsi leurs prisonniers qu'ils escortaient. Ces
malheureux, exténués de faim et de fatigue, ne pouvant
plus marcher, restaient en arrière. En vain, les soldats
espagnols les poussaient à coups de crosse. ils finissaient
par tomber d'inanition et ces barbares leur tiraient alors des coups
de fusil dans l'oreille pour les achever. »
Le colonel baron
de Löwenstern a fait prisonnier un valet de chambre de Napoléon
portant la livrée vert et or impériale, et accompagnant
trois fourgons appartenant à l'Empereur. Pour obtenir la vie
sauve, le domestique révèle au colonel qu'un des
fourgons qu'il convoie contient soixante mille napoléons d'or,
les autres sont remplis par des liqueurs, des biscuits, des fruits
confits et de l'eau-de-vie. Tandis que Löwenstern et ses amis
soupent de sucreries, on vient leur voler leur trésor durant
la nuit. Ils se consolent, car le lendemain matin, trois de leurs
compagnons se trouvent nez à nez avec mille huit cents hommes
du corps de Davout. Ici, il faut laisser Löwenstern nous conter
la suite : « Ils nous tirèrent d'abord quelques
coups de fusil ; mais comme nous n'y faisions pas grande attention,
quelques soldats se détachèrent de la colonne et
arrivèrent jusqu'à nous. Nous leur distribuâmes
de l'eau-de-vie, du pain, enfin tout ce que pour le moment nous
avions avec nous et nous les engageâmes à jeter leurs
armes. Le bon accueil que nous leur fîmes en encouragea
d'autres à suivre l'exemple de leurs camarades. Notre bivouac,
qui n'était pas très éloigné, nous
fournit encore quelques bouteilles d'eau-de-vie, et bientôt
toute la colonne s'ébranla et se dirigea vers nous en jetant
ses armes et se rendant à discrétion. Il n'y avait que
la tête de colonne composée de trois à quatre
cents officiers qui ne se rendirent point et continuèrent leur
chemin aux cris de « Vive Napoléon ! »
Nous ne pûmes nous empêcher d'admirer leur dévouement
car leur perte était certaine, et le lendemain ils furent tués
ou pris... »
*****
Tout manque d'être
balayé par l'armée de Koutouzov, le mardi 17 novembre,
peu après Krasnoïé. Mais la Vieille Garde empêche
trente à quarante mille Russes de refermer leur étau
sur les débris de la Grande Armée. Leur musique joue : Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille ? Mais
l'Empereur l'interrompt en criant :
– Jouez
plutôt : Veillons au salut de l'Empire !
Les vieux
grognards, marchant au lent pas de
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