La canne aux rubans
départ et m’invite à
revenir travailler avec lui dès que je le pourrai. La traversée me paraît
fantastique. J’ai l’impression de partir très loin. Nous croisons au loin l’île
d’Oléron, puis entrons dans l’estuaire entre la Pointe de Grave et Royan. Dès
mon arrivée à Bordeaux je me rends à la Cayenne, rue d’Arrès.
La mère et le Premier de la Ville m’accueillent. Je me fais
reconnaître comme compagnon Indien. Une cayenne se compose de : chambres à
l’étage, d’une salle de repas avec cuisine et communs, une salle d’exposition
de chefs-d’œuvre, de conférences, diverses bibliothèques et un atelier de
perfectionnement.
Le Rouleur me confie qu’à Saint-Estèphe, un singe Indien
tonnelier recherche des charpentiers avant la période des vendanges. Le
lendemain, je prends un bateau qui joue à l’omnibus. Nous croisons les
îles : Cazeau, du Nord, Verte, Nouvelle, Bouchaud, Patiras, Philippe. Cinq
kilomètres séparent Saint-Estèphe de l’autre rive. Le bateau accoste devant une
sorte de quai sur lequel a lieu le débarquement des marchandises et matériaux.
Je mets pied à terre devant mon futur singe, Cadourne le Merain, qui me
reconnaît à ma canne enrubannée. Le Premier de la Ville de Bordeaux l’avait
avisé de mon arrivée probable.
— Viens avec moi, Blois le Jeune, et sois le bienvenu
au pays du vin. J’ai dû rencontrer ton père une fois ou deux lorsqu’il a dirigé
son chef-d’œuvre à notre Cayenne. En te voyant, des tas de souvenirs me
reviennent. Je t’ai réservé une chambre à la sortie du village où tu seras bien
tranquille. La propriétaire a travaillé longtemps chez moi.
— Tu fabriques des tonneaux et des cuves, je
crois ?
— Bien sûr et on ne chôme pas. Je possède aussi un peu
de vigne. Les vendanges se feront en septembre cette année.
— Je n’ai jamais travaillé dans la partie ; mais
je ne crains rien. Quelle est l’origine de ton nom, si je ne suis pas trop
indiscret ?
L’homme chauve, de taille moyenne, aux pommettes rouges et
aux yeux bleus me répond en riant :
— Ça c’est déjà le métier, mon gars. Cadoume est le nom
du village situé au nord et à trois kilomètres d’ici. J’y suis né. Le merain
est le morceau de bois déjà découpé qui servira à faire la douve. Pour te
simplifier : une planche latérale du tonneau… voilà.
Je réfléchis un moment, puis je commande une autre bouteille
au cabaretier.
— Tu parais tout rêveur. D’où viens-tu ?
— De Saint-Nazaire où je préparais ou réparais les
coques des bateaux.
— Eh bien ! Cela te changera de vocabulaire. Tu
verras ma petite affaire ; nous sommes une dizaine, mais je donne aussi de
l’ouvrage à des ouvriers qui travaillent chez eux. Viens ! Je t’emmène.
En arrivant dans une sorte d’entrepôt aux larges ouvertures
bilatérales, mon singe me présente à ses ouvriers.
— Voilà : Petit Jean qui prépare le merain sur le
charpi [16] avec la cochoire [17] ;
Paul qui passe la douve à la colombe [18] ; Petit François
qui ferre le tonneau avec le batissoir [19] puis chasse les
cercles avec le chassoir [20] . Gros Jean prépare des fonds de cinq
pièces [21] , Louis répare des cuves en tinette [22] pour déposer le raisin. Joseph le
Jeune découpe les chevilles qui seront ensuite retaillées au moment de s’en
servir. Les autres gars sont à l’arrivée de ton bateau.
L’ambiance de travail me plaît. Les ouvriers ont l’air
sérieux et s’appliquent.
De la fenêtre de ma chambre je découvre des vignes à perte
de vue. Le raisin a commencé sa venaison [23] . Je
suis heureux, libre, satisfait du salaire que je recevrai et surtout content
d’apprendre une nouvelle utilisation du bois. La connaissance des essences fait
partie de mes découvertes. Le chêne reste le roi des bois, le plus utilisé.
Provenant exclusivement autrefois du Limousin, de l’Allier, de la Nièvre on
l’importe maintenant d’Autriche, Hongrie, Russie, Bosnie et depuis 1757
d’Amérique. Ces arbres, riches en tanin donnent au vin tout son bouquet et sa
robe au fil du temps. Nous débitons les troncs encore verts dans le sens des
rayons médullaires et les convertissons tout de suite en douves ou merains. Les
chevilles et cercles sont de châtaignier. L’osier ou vime sert à la ligature
des cerclages de bois. Pour des barriques qui voyagent on emploie des
feuillards ou cercles en fer. Cadourne m’explique que la contenance
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