La canne aux rubans
guigne un groupe de garçons qui semblent comploter. Auprès de Marie assise,
je me sens terriblement emprunté. Un blondinet de mon âge s’avance vers nous.
Il a l’air d’un petit coq prétentieux.
— Puis-je vous inviter Mademoiselle ? dit-il en se
courbant légèrement.
Marie me regarde. Des yeux elle me demande la permission.
D’un signe de la tête et de la main je lui laisse la liberté. Ils partent sur
un air de valse que j’ai entendu siffler plus d’une fois sur les chantiers. Je
me dirige vers la buvette pour boire un verre de vin blanc, mais je garde
toujours un œil sur ma sœur. Le blondinet lui parle. Lorsqu’ils passent en
tournant devant le groupe des garçons, je vois leurs lèvres qui bougent ;
ils affichent un sourire gouailleur. Marie reste de marbre, ne répondant pas.
Elle fronce même les sourcils. À ce signe je me dirige derrière le groupe et
j’écoute. Blaise et Antoine lancent des quolibets. Car je viens de reconnaître
deux anciens élèves de l’école des curés. Ils se plaignaient de moi autrefois
quand je leur fichais une pilule.
— Tu n’as rien trouvé de mieux pour danser ?
piaille Antoine.
— Fais pas attention à ta danseuse, elle ne craint
rien, c’est une athée comme le reste de la famille, rigole Blaise.
Je m’approche de ces deux godelureaux, prends dans chaque
main leur col de chemise puis, d’un geste brutal et rapide, leur cogne la tête
l’une contre l’autre. Immédiatement les autres garçons du groupe tombent sur
moi à bras raccourcis. J’évite quelques coups de poings et de pieds ; j’en
reçois tout de même mais en distribue avec une immense joie. Je compte neuf
antagonistes. Alors j’emploie les grands moyens. Avisant un banc où sont assis
les parents de mes adversaires, je le tire et le soulève violemment. Tout le
monde dégringole en hurlant. Armé maintenant de cette sorte de planche, je la
fais tourbillonner sur les têtes de mes attaquants. Le résultat se révèle rapide.
Cinq sont à terre et braillent. Les quatre autres s’enfuient. L’orchestre a
stoppé. Tous les regards se dirigent vers moi. Je repose le banc, prends la
main de Marie. Nous sortons sous les invectives de l’assemblée. Dehors nous
tombons sur deux pandores qui, alertés par le chahut, nous somment de rester
pour qu’ils rédigent un constat. Nous attendons donc, respectueux de
l’uniforme, devant la porte de sortie. Quelques minutes après on nous conduit à
la gendarmerie où le brigadier m’interroge. Marie pleure toutes les larmes de
son corps.
— Monsieur le brigadier, lui dis-je fermement, ces
bonshommes n’ont eu que ce qu’ils méritaient.
Je lui raconte l’histoire, confirmée ensuite par Marie entre
deux hoquets et lui déclare :
— J’attends des excuses.
Le chef, ennuyé, ne veut pas perdre la face. Pourtant il
avoue ne connaître vraiment aucun des plaignants puisqu’il n’a été nommé à
Saint-Aignan que depuis dix jours.
— Vous avez le sang chaud, monsieur Bernardeau.
— Je n’aime pas qu’on se moque de ma sœur, ni de nos
idées. Chacun les siennes. Je n’ai cherché de noises à personne, voilà la
vérité.
L’entretien baisse de ton. Je lui explique que je suis
compagnon du Tour de France, comme mon père. Je ne reviens à la ville que pour
le tirage au sort et je m’en irai aussitôt cette formalité terminée.
— Les plaignants aussi vont tirer au sort, tente
d’expliquer un gendarme.
— Alors disons que c’est une altercation entre futurs
conscrits. Mais j’espère que vous ne vous retrouverez pas tous dans la même
unité, plaisante le galonné. Je vous demande de rentrer chez-vous, de ne plus
faire d’histoires et demain, Monsieur, soyez à l’heure ; sinon j’irai vous
chercher à votre domicile.
Je comprends que l’affaire se tasse. Marie et moi reprenons
le chemin de la maison bras dessus, bras dessous.
— Que va dire papa ? s’inquiète ma sœur.
— Rien du tout. Je lui raconterai.
Les parents, en se déshabillant, sont surpris de nous voir
revenir si tôt. Ma mère s’inquiète en voyant les yeux rougis de sa fille.
Alors, tranquillement, je fais mon compte rendu. Mon père tape sur ses cuisses
en rigolant, puis s’arrête brutalement. Il avait oublié ses rhumatismes.
— Bravo ! mon Adolphe. On ne se moque pas d’un
Bernardeau. Félicitations mon fils ; mais décidément Saint-Aignan te
rapportera toujours des plaies et des bosses.
— Juste des
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