La canne aux rubans
bosses, père ; les plaies sont pour
les autres.
— Nanette ! va nous chercher une bouteille de
blanc. Le petit doit avoir soif, moi aussi du reste.
Il était écrit que je passerais mes trois soirées en
famille. Dans le fond cela me satisfait pleinement. Marie part se déshabiller
et revient nous embrasser.
— Merci Adolphe, mais j’avoue que c’est dommage ;
au moment de la dispute, je commençais juste à m’amuser.
Il règne alors entre nous trois un silence reposant et intime.
Dans la cheminée la bûche craque. Le balancier de l’horloge compte le temps
avec la régularité des objets qui ne réfléchiront jamais. Mon regard rencontre
les yeux de mon père puis de ma mère. Une communion s’installe, profonde,
ponctuée de battements de cils, de main qui remonte une mèche de cheveux, de
jambes se décroisant dans un sens pour se recroiser dans l’autre. Je me sens
merveilleusement bien. Je crois qu’eux aussi goûtent ce moment privilégié.
Le lendemain matin un ciel gris comme mon âme coiffe le
village ; mais il ne pleut pas. Saint-Aignan reçoit les garçons de
Chemery, Saint-Romain, Thésée, Pouillé, Mareuil, Le Gibet, Noyers, Couffi,
Chateauvieux, accompagnés par leur maire. Ils se baladent dans les rues. On
entend de temps à autre un « Vive la classe ! » poussé par des
voix claires ou déjà légèrement chargées de fausses notes. Nous organisons le
grand rassemblement en bas sur la route qui longe la rivière. Puis, drapeaux en
tête, nous remontons la grande rue. Devant le café de l’Union, des marchands
ambulants hurlent pour vendre leurs articles : numéros énormes de la
« classe » agrémentés d’ornements de marine, de cuirassés, de pièces
de canons entrecroisées le tout en carton doré ou argenté. Ils proposent aussi
des rubans, des cocardes qui constitueront un souvenir de ce jour mémorable.
Les rubans seront réservés ensuite aux promises. Les autres babioles à vingt
sous se retrouveront accrochées au-dessus de la cheminée ou du lit du tireur au
sort. Ma taille me confère le privilège de porter le drapeau. Les parents de
ces jeunes gens accompagnant leurs fils bavardent entre eux d’un air important.
Devant la mairie chaque groupe assiste au premier tirage au sort exécuté par
les maires eux-mêmes devant le sous-préfet. Saint-Aignan a le numéro quatre. Le
sous-préfet fait clamer les résultats par son secrétaire, un gros bonhomme
sanguin, au gilet noir trop court sur le devant. Cette première cérémonie
achevée, les jeunes crient à plein poumons « Vive la classe ! »
et quelques-uns « Vive la République ! » – « Vive
Saint-Aignan ! » L’enjeu est de taille. Dans la grosse boîte peinte
en noir se trouvent 159 bouts de papier pliés en quatre. Les 16 derniers numéros,
soit dix pour cent du total, n’accompliront qu’un an de service. Tous les
autres cinq ans. Les vingt premiers, par ordre numérique, choisiront l’arme.
Ceux qui se retrouveront au milieu seront affectés là où l’armée les jugera les
plus utiles. Les garçons mettent la main dans l’urne par ordre alphabétique.
Pour notre village, je suis parmi les premiers et je tire le numéro 143.
Donc je me retrouve dans la dernière tranche : celle des privilégiés. En
bas des marches de la mairie un petit groupe d’une dizaine de jeunes du
département, non inscrits ici, tapis discrètement surveillent les candidats.
Ils proposent de remplacer l’appelé durant le séjour sous les drapeaux
moyennant finance. Ces « doubles » ont l’œil pour jauger la bonne
condition physique et la fortune de ceux qui sont mal lotis. Cette substitution
légale ne prendra son plein effet que dans dix mois, après le conseil de
révision. J’aperçois, dans la foule, mon père appuyé au bras de ma mère. Je me
dirige vers eux pour leur annoncer la bonne nouvelle. À côté de nous, un homme
de la campagne ne cesse de répéter à qui veut l’entendre : « Mon gars
n’a point de chance. On va l’envoyer là-bas où ce qu’il va prendre les fièvres.
J’ai qu’un fils, c’est pas juste. »
Sa voix se trouve soudain couverte par une bande qui
chante :
Ça pue, ça sent le bouillon de la gamelle.
Ça pue, ça sent le bouillon pour cinq ans.
Je prends mon père par le bras et nous redescendons la
grande rue à pas lents.
— Ça me rappelle bien des souvenirs, tu sais fiston.
Ton grand-père m’avait accompagné aussi et je me
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