La canne aux rubans
souviens d’avoir pris une
sacrée cuite ce soir-là. Ce sont des événements qui marquent un homme. Ce sera
bien différent si la loi Boulanger est votée car il n’y aura plus de
tire-au-cul. Tu vas nous quitter pour aller au banquet de la classe à l’hôtel
du Cheval Blanc.
— Ne te bagarre pas, mon grand, ajoute ma mère
craintive. Cela ne sert à rien, mais ta place est là-bas. Nous on va manger la
soupe et du fromage, les gosses auront une omelette en plus.
Frédéric et Henri nous croisent sans nous voir. Leur
poitrine est ornée d’une grosse cocarde sans doute perdue et ramassée par eux.
Marie et Georgette viennent au-devant de nous. Ma grande sœur me dit :
— Alors, chevalier servant, tu vas connaître
Madagascar ?
— Non, pas du tout. Juste la caserne pour un an. Ainsi
en a décidé le sort.
— T’es pas trop déçu ? insiste Georgette.
Je fais la moue et, leur tapotant la joue, je réponds :
— Bien sûr j’aurais aimé voyager, mais il est
préférable que je travaille dans l’intérêt de nous tous.
Ma mère me regarde en souriant, hoche la tête et d’une voix
basse, comme pour elle-même prononce :
— Tu es notre sauveur, mon grand, tu as un cœur d’or.
Les brouhahas s’estompent. Nous voici devant la maison.
Julienne sort sur le seuil de la porte et m’annonce :
— J’ai coupé ma robe, Adolphe ; il ne me reste
plus qu’à assembler les morceaux.
— Tu seras très belle, petite sœur. Je te la verrai sur
le dos quand je reviendrai. Tâche de ne pas trop la salir en attendant.
À chacun ses soucis et ses buts. Julienne ne pense qu’à sa
robe et je ne lui en veux pas. Quelques instant après j’entre dans la grande
salle du Cheval Blanc où règne un bruit intense. Lodeve m’aperçoit et vient
vers moi. Sa pompe à paroles se met aussitôt en route. Je lui souris de temps
en temps en hochant la tête sans prêter la moindre attention à ce qu’il me dit.
J’observe deux des lascars que j’ai envoyés hier au plancher. Des bleus
marquent leur visage ; une bande ceint la tête de l’un d’eux. Nos regards
se croisent, mais leurs yeux se détournent. Autant j’apprécie les retrouvailles
avec mes frères, compagnons du Devoir et Liberté parmi lesquels je me sens
bien, autant ici j’ai l’impression d’être un étranger. Je ne sais pas ce que je
mange ; je bois sans goûter ; je parle pour répondre. Le temps n’a
rien modifié à Saint-Aignan. Les garçons gardent leur esprit étroit et leur
sectarisme exacerbé. Sitôt le café et la goutte servis, je sors pour pisser,
contourne le bâtiment et rentre chez moi. Je ne possède plus rien de commun
avec ce monde-là.
Mes parents s’étonnent. Je leur explique les raisons de mon
retour prématuré. Mon père répond :
— Tu as évolué plus loin et plus profondément que les
autres restés dans l’environnement. Je ne les crois pas coupables. Le service
militaire leur fera voir d’autres pays, usages et habitudes. Alors, à leur
retour, ils s’apercevront que le monde diffère. Cela leur fera le plus grand
bien. Un homme ne reste pas, comme un arbre, au même endroit, se nourrissant
jusqu’à sa mort de la même terre. Nous nous servons de nos pieds et de nos
jambes. En trimardant nous apprenons à comparer, à nous enrichir. La façon dont
tu mènes ta vie te conduira à des hauteurs qui en feront pâlir plus d’un.
Cette dernière phrase me marque plus que toute autre. Elle
efface à tout jamais l’ancienne : « Toi tu ne feras jamais rien ».
Je me lève pour donner l’accolade à mon père qui me la rend avec une infinie
tendresse. Pour détendre l’atmosphère, je leur parle de mon retour à Paris au
Champ-de-Mars et leur énumère les travaux qui y sont menés.
— Demain matin, je reprends la diligence et le train.
Nous nous reverrons en avril pour le conseil de révision.
Georges, qui joue dans un coin de la pièce, lance d’un ton
malin :
— Oh ! tu seras pris, grand frère, t’es pas un
malingre.
Nous éclatons tous de rire. On frappe à la porte. Ma mère va
ouvrir. J’ai juste le temps d’apercevoir dans l’encoignure le képi et la longue
blouse grise d’un postier, une main tendant un papier, une voix
annonçant :
— Un télégramme pour votre fils.
Un télégramme provoque toujours une émotion. Je prends l’enveloppe,
l’ouvre et lis : « Va inspecter chantier pont Argenton-sur-Creuse.
Beauceron t’attend. Signé :
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