La case de L'oncle Tom
protecteur et mon ami ; – bref, quoiqu’il ne m’en dit rien, il m’avait payée deux mille dollars, et j’étais sa propriété. – Je devins volontairement son esclave ; car je l’aimais. Je l’aimais ! répéta la femme en s’arrêtant. Oh ! combien j’ai aimé cet homme ! combien je l’aime encore, – je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle ! Il était si beau, si noble, si grand ! Il m’installa dans une maison magnifique remplie d’esclaves, de chevaux, d’équipages ; il me combla de toilettes et de bijoux ; tout ce que l’argent peut faire il le fit ; mais je n’attachais nulle valeur à ses dons. Je n’avais souci que de lui ! Je l’aimais plus que mon Dieu, plus que mon âme ; et, quand j’aurais voulu lui résister, mon amour ne me l’eût pas permis.
« Je ne souhaitais ardemment qu’une chose, – une seule, – devenir sa femme, sa femme légitime. Je pensais que s’il m’aimait comme il le disait, que si j’étais ce qu’il paraissait croire, il m’eût épousée et affranchie ; mais il me convainquit que c’était chose impossible ; il m’assura que si nous étions fidèles l’un à l’autre, nous étions mariés devant Dieu. Si cela est vrai, ne fus-je pas la femme de cet homme ? Ne lui fus-je pas fidèle ? Pendant sept ans n’ai-je pas étudié chacun de ses regards, chacun de ses mouvements ; n’ai-je pas vécu, respiré uniquement pour lui ? Il eut la fièvre jaune, et pendant vingt nuits je le veillai. – Moi seule je lui donnai ses breuvages et le soignai sans relâche ; il m’appelait son bon ange, il me remerciait de lui sauver la vie. »
« Nous eûmes deux beaux enfants. L’aîné était un garçon ; nous l’appelâmes Henri comme son père ; c’était sa vivante image : il avait les mêmes beaux yeux, le même front, les mêmes cheveux bouclés ; il tenait aussi de lui son esprit, son intelligence, sa fierté. La petite Élise, disait-il, me ressemblait. Il assurait que j’étais la plus belle femme de la Louisiane ; il était si fier de moi et des enfants ! Il aimait à me les voir parer moi-même, à nous promener en voiture découverte, à recueillir avec orgueil les louanges de la foule ; il m’en emplissait ensuite les oreilles et la tête. Ce furent là des temps heureux ! Nulle femme au monde (je le pensais du moins) ne pouvait avoir plus de bonheur que moi ; mais alors arriveront les mauvais jours. Un de ses cousins vint à la Nouvelle-Orléans ; un intime ami, – dont il pensait merveille. – Du moment que je le vis, je le redoutai sans savoir pourquoi. Je pressentais qu’il nous porterait malheur. Il sortait avec Henri, et ce dernier ne rentrait plus qu’à deux ou trois heures du matin. Je n’osais rien dire, car Henri était altier, et j’avais peur de le fâcher. Cet ami l’entraîna dans des maisons de jeu. Henri était du nombre de ceux qui, entrés là, n’en sortent plus. Il le présenta à une autre femme, et je vis aussitôt son amour se retirer de moi. Il ne me le dit jamais, mais je le vis, – je le sentis jour par jour. – Mon cœur se brisa sans que je lui adressasse un reproche. À cette époque, le maudit tentateur offrit à Henri de m’acheter, moi et mes enfants, pour couvrir ses dettes de jeu, qui l’empêchaient de se marier comme il le désirait, et il nous vendit . Il me dit un jour qu’il avait affaire au loin, qu’il serait absent deux ou trois semaines. Il me parla plus tendrement que de coutume, et assura qu’il reviendrait ; mais je n’y fus pas trompée. Je savais l’heure venue : je restai pétrifiée, je ne pouvais ni parler ni pleurer. Il m’embrassa ; il embrassa les enfants à plusieurs reprises, et partit. Je le vis monter à cheval : je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il fût tout à fait hors de vue, et alors je tombai évanouie.
« Le misérable, l’autre, vint ! – il vint prendre possession. Il dit avoir acheté moi et mes enfants ; il me montra les titres. Je le maudis, et lui déclarai que je mourrais plutôt que de vivre avec lui.
« À votre aise, répondit-il : si vous ne voulez pas entendre raison, je vendrai les deux enfants en un lieu où vous ne les reverrez jamais. » Il me dit m’avoir désirée du jour où il m’avait vue, n’avoir séduit Henri, ne l’avoir endetté que dans le but unique de l’amener à me vendre. Il ajouta que c’était lui, Butler, qui l’avait lié avec une autre femme, et que je
Weitere Kostenlose Bücher