La case de L'oncle Tom
fait est que mes embarras en sont venus au point qu’il n’y a plus à reculer. Il me faut vendre quelques-unes de mes mains.
– À cet homme ! Impossible. Vous ne parlez pas sérieusement, monsieur Shelby.
– J’ai regret de dire que si ; c’est chose convenue pour Tom.
– Quoi ! notre Tom ! cette bonne et fidèle créature ! votre zélé serviteur dès votre première enfance ! Oh ! monsieur Shelby ! – mais vous lui aviez promis sa liberté ? mais vous et moi lui en avons parlé cent fois ! – Ah ! je puis tout croire après cela ! Je puis vous croire capable à présent de vendre même le petit Henri, l’unique enfant de cette pauvre Éliza ! s’écria madame Shelby d’un ton douloureux et indigné.
– Eh bien, s’il faut vous le dire, c’est chose faite. J’ai consenti à vendre les deux : Tom et Henri. Mais je ne sais trop pourquoi l’on me traiterait de monstre, pour avoir fait une fois ce que chacun fait tous les jours de sa vie !
– Et ceux-là encore ! se récria de nouveau madame Shelby ; pourquoi les choisir entre tous ?
– Parce que l’on m’en offrait davantage, voilà le pourquoi. Il ne tient qu’à vous que j’en choisisse un autre, car le drôle mettait l’enchère sur Éliza.
– Le misérable ! s’écria madame Shelby avec véhémence.
– J’ai refusé de l’écouter, uniquement à votre considération, Émilie, et tout au moins pourriez-vous m’en tenir compte.
– Mon cher, dit madame Shelby en se recueillant, pardonnez-moi. Je vais trop loin. Mais j’étais si peu préparée, je m’y attendais si peu ! Laissez-moi de grâce intercéder pour ces pauvres créatures. S’il est noir, Tom n’en est pas moins loyal, moins fidèle ; c’est un noble cœur. Je crois, monsieur Shelby, que s’il lui fallait donner sa vie pour vous il n’hésiterait pas.
– Je le sais… j’en suis sûr. Mais à quoi bon tout cela ? je n’en puis mais, vous dis-je.
– Que ne faisons-nous quelques sacrifices d’argent ? je supporterai de bien bon cœur ma part de gêne. Ô monsieur Shelby, c’est de toute mon âme que je me suis efforcée de remplir mes devoirs de chrétienne envers ces pauvres gens si simples, si dépendants. Il y a de longues années que je m’y intéresse, que je les instruis, que je veille sur eux, que je partage et leurs petits soucis, et leurs naïves joies. Comment oser, désormais, paraître au milieu d’eux, si, pour l’amour d’un misérable lucre, nous allions vendre un serviteur sûr et dévoué, enlevant d’un seul coup à ce pauvre Tom tout ce que nous lui avions appris à estimer, à aimer ? Moi, qui leur enseignais les devoirs de famille, du père envers l’enfant, du mari envers la femme, comment supporterai-je l’aveu public, que ni droits, ni liens, ni relations, rien n’est sacré pour nous dès qu’il s’agit d’argent ? Moi qui ai tant causé avec Éliza de son enfant, de ses obligations, comme mère chrétienne, à une constante surveillance, à de tendres prières, à une éducation pieuse ! Qu’aurai-je à lui dire à présent, si vous le lui arrachez pour le livrer, corps et âme, à un homme sans principes, un mécréant ; et cela pour quelques dollars ! Je lui répétais qu’une âme vaut plus que tous les trésors de l’univers, comment me croira-t-elle si elle nous voit tourner ainsi, et vendre son enfant ? La vendre ! qui sait ? pour la ruine certaine peut-être de l’âme et du corps !
– Je suis fâché que vous le preniez si fort à cœur, Émilie ; désolé, sur ma parole. Sans les partager dans toute leur étendue, je respecte vos sentiments ; mais c’est peine perdue, je vous le jure ; je n’y puis rien. Il faut lâcher le mot que j’aurais voulu vous épargner, Émilie : je n’ai pas le choix. Il me faut vendre ceux-là ou tout perdre : eux ou tous. Haley a mis la main sur une hypothèque qui, si je ne la purge sans retard, emportera tout avec elle. J’ai ramassé de tous les côtés, cherché, grappillé, emprunté ; hors mendier, j’ai tout fait. Le prix de ces deux-là a pu seul établir la balance ; force a été de se résoudre. Haley, engoué de l’enfant, est convenu de régler ainsi et seulement ainsi. J’étais dans ses griffes, il m’a fallu céder. Si émue pour ces deux-là, aimeriez-vous mieux les voir vendre tous ? »
Madame Shelby restait foudroyée. Retournant enfin s’asseoir à sa toilette, elle se cacha le visage dans
Weitere Kostenlose Bücher