La case de L'oncle Tom
placés transversalement côte à côte, et revêtus de terre, mousse, gazon, de tout ce qui vient sous la main, dans sa fraîcheur primitive. Ensuite, les naturels du pays s’applaudissent, appellent ce piège à roues une route, et s’empressent de trotter dessus. Avec le temps et les pluies, gazons et terres disparaissent, les troncs voyagent çà et là, s’arrêtent dans des postures pittoresques, un bout en l’air, l’autre en bas, ou bien faisant la croix, et laissant entre eux de vastes ornières, abîmes pleins d’une boue noire et liquide.
C’était sur une route de ce genre que trébuchait notre sénateur, tout en réfléchissant, autant que le permettaient les circonstances, tandis que s’embourbaient les roues et que les essieux criaient. Tantôt on penche d’un côté, tantôt de l’autre. – Un soubresaut imprévu jette sur la portière inclinée le sénateur, l’enfant, la femme, et soudain la voiture s’arrête : on entend Cudjoe au dehors pester après ses chevaux ; ils tirent, ils s’évertuent en vain. Lorsque le sénateur a perdu toute patience, l’équipage se relève d’un bond ; – les deux roues de devant plongent dans le vide, et femme, enfant, sénateur vont donner du nez sur les coussins. – Le chapeau du sénateur s’enfonce sans cérémonie sur sa tête en façon d’éteignoir ; – l’enfant crie ; – Cudjoe adresse à ses bêtes qui ruent en se cabrant sous le fouet les plus énergiques exhortations. La voiture se relève encore ; – cette fois, ce sont les roues de derrière qui glissent dans l’abîme, et les voyageurs sont rejetés pêle-mêle sur le siège du fond ; les coudes du sénateur décoiffent la jeune femme, dont les pieds, en revanche, vont se loger dans le malheureux castor, qui du choc a rebondi : quelques minutes encore, et le bourbier est franchi, les chevaux pantelants s’arrêtent ; – le sénateur ramasse son chapeau, la femme rattache le sien, apaise son enfant, et tous trois se raidissent contre les événements à venir.
Durant un bout de chemin, ce n’est plus que le roulis criard et habituel des roues boiteuses, entremêlé de quelques cahots et secousses ; mais, à l’instant où nos voyageurs se flattent d’être hors de peine, un soudain plongeon les met subitement sur pied, et les rejette non moins subitement sur leur siège ; la voiture s’arrête net, et Cudjoe, après s’être beaucoup agité au dehors, paraît à la portière.
« Maître, s’il vous plaît, la place être fort mauvaise. Pas possible s’en tirer : faut mettre des rails , pour sûr. »
Le sénateur, en désespoir de cause, se prépare à sortir ; il tâte, indécis, cherchant la terre ferme ; soudain son pied s’enfonce à une incommensurable profondeur. Il s’efforce de le retirer, perd l’équilibre, roule dans la boue, d’où il est repêché par le fidèle Cudjoe, dans le plus déplorable état.
Par pure sympathie pour les os du lecteur, nous renonçons à poursuivre ce récit. Les voyageurs de l’Ouest qui ont passé les heures de la nuit dans l’agréable occupation d’arracher les pieux des barrières pour en faire des rails, et tirer leurs voitures de quelque abominable trou, auront une compassion suffisante de notre infortuné héros. Demandons-leur pour lui une larme silencieuse et passons.
Il était fort tard lorsque la voiture, boueuse et ruisselante, sortit de la crique, et s’arrêta à la porte d’une grande ferme. Il fallut quelque persévérance pour en réveiller les habitants ; enfin le respectable propriétaire parut et débarra la porte. C’était un grand, gros, robuste ourson, de six pieds et quelques pouces de haut en dehors des bottes, enveloppé d’une blouse de chasse de flanelle rouge. Une natte épaisse et emmêlée de cheveux roux, une barbe de même nuance et de plusieurs jours de date, ne contribuaient pas à rendre son extérieur prévenant. Il demeura quelques minutes tout droit, levant en l’air sa chandelle, lorgnant nos voyageurs d’un œil hagard, avec une expression effarouchée des plus lisibles. Ce ne fut pas sans efforts que le sénateur parvint à lui faire comprendre ce dont il s’agissait. Pendant qu’il s’y évertue, faisons connaître un peu à nos lecteurs ce nouveau personnage.
L’honnête vieux Jean Van Trompe, jadis propriétaire de vastes biens dans le Kentucky, et d’un personnel d’esclaves très-considérable, n’avait d’un ours que la peau. Doué par la
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