La case de L'oncle Tom
âmes d’élite.
Madame Bird se leva ensuite, ouvrit une armoire, en tira deux habillements en bon état, et s’assit devant sa table : là, avec ses ciseaux, son aiguille, son dez, elle se dépêcha de son mieux, selon l’avis ouvert par son mari, à défaire ourlets et remplis, et à allonger les jupes ; ouvrage qu’elle ne quitta que lorsque la vieille horloge du coin eût sonné minuit, et qu’elle entendit le bruit sourd des roues devant la porte.
« Marie, dit M. Bird, qui entrait son paletot sur le bras, il est temps ; éveillez-les, nous devrions déjà être loin. »
Madame Bird déposa promptement les différents objets dans une petite malle qu’elle ferma, en priant son mari de la faire porter dans la voiture, et elle courut appeler la pauvre femme. Celle-ci, couverte d’un manteau, d’un chapeau et d’un châle qui avaient appartenu à sa bienfaitrice, parut bientôt sur le seuil, son enfant dans ses bras. Le sénateur la fit au plus vite monter en voiture, et sa femme se hissa derrière lui sur le marche pied. Éliza, penchée hors de la portière, tendit sa main, aussi belle, aussi douce, aussi blanche que celle qui la prit en retour ; ses longs yeux noirs s’attachèrent à ceux de madame Bird avec une expression pénétrante et passionnée ; il semblait qu’elle allait parler ; ses lèvres s’entr’ouvraient frémissantes ; deux fois elle essaya, mais aucun son ne put sortir : du doigt elle montra le ciel avec un regard ineffable, retomba sur son siège, se couvrit le visage de ses mains, et la voiture roula.
La situation était des plus critiques pour le patriote qui venait, la semaine précédente, de provoquer, dans la législature de son pays, de sévères mesures contre les esclaves fugitifs, leurs receleurs et leurs complices. L’éloquence de notre bon sénateur avait, à la session de l’Ohio, rivalisé avec celle qui fit tant d’honneur, au grand Congrès, à ses confrères de Washington. Sublime comme eux, les mains dans ses poches, il avait vitupéré contre la faiblesse sentimentale de ceux qui peuvent mettre en balance, avec les grands intérêts de l’État, leur puérile pitié pour quelques misérables fugitifs.
Audacieux comme un lion, plein de sa conviction, il l’avait fait pénétrer dans toutes les âmes ; mais alors il ne voyait que les froides lettres qui forment le mot fugitif ; tout au plus songeait-il vaguement à la grossière image d’un noir, portant un paquet au bout d’un bâton, avec ces mots burinés au-dessous : En fuite : appartenant au soussigné ; mots qu’il avait si souvent lus dans les annonces des journaux. L’impression, la poignante réalité, l’œil qui implore, la frêle et tremblante main humaine qui supplie, l’appel déchirant d’une angoisse désespérée, il ne les avait pas même rêvés. Il n’avait garde d’imaginer que le fugitif pût être une malheureuse mère, un pauvre enfant sans défense – comme celui qui portait maintenant le petit chapeau, si vite reconnu, de l’enfant qu’il avait vu mourir. Ainsi donc, notre sénateur n’étant ni de bronze ni de pierre, – mais un homme et un homme de cœur, – son patriotisme se trouvait en triste passe. N’en triomphez pas trop à ses dépens, bons frères des États du Sud, car nous doutons fort que beaucoup d’entre vous eussent lieu en pareille circonstance de se targuer de plus d’héroïsme. Nous avons des raisons de croire que dans les États du Kentucky, du Mississipi, se trouvent des âmes nobles et généreuses auxquelles l’appel du malheur n’arrive point en vain. Ah ! bons frères et compatriotes ! est-il loyal de votre part de réclamer de nous des services que, fussiez-vous à notre place, votre magnanimité vous défendrait de rendre ?
Quoi qu’il en soit, si notre brave sénateur se chargeait la conscience d’un péché politique, il était en bon train de l’expier par une nuit de pénitence. Il y avait eu d’interminables périodes de pluies ; le profond et riche sol de l’Ohio est, on le sait, des plus fangeux, et il fallait suivre une route à rails du bon vieux temps.
« Quelle sorte de route donc ? demanderont les voyageurs de l’Est qui ne connaissent de rails que ceux sur lesquels volent les locomotives. »
Sachez alors, innocent ami, que dans ces bienheureuses régions de l’Ouest, où la boue est d’une profondeur sans limites, les routes sont fabriquées à l’aide de troncs d’arbres raboteux
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