La case de L'oncle Tom
une habitation sept milles plus haut, le long de la crique. C’est un pays perdu dans les bois où personne ne s’aviserait d’aller, à moins d’urgence. Elle y sera certes assez en sûreté : mais, le mal c’est qu’il faut l’y conduire en voiture et de nuit, et il n’y a que moi qui le puisse.
– Que vous ? mais Cudjoe est excellent cocher !
– Oui, oui, ici ; là c’est autre chose. Il faut traverser deux fois la crique ; et le dernier gué est dangereux, à moins qu’on ne le connaisse à merveille. Je l’ai passé plus de cent fois à cheval, et sais parfaitement le tournant qu’il faut prendre. Ainsi, vous le voyez, il n’y a pas à dire. Sur les minuit Cudjoe attellera le plus secrètement possible, et je les emmène avec moi ; puis, pour colorer les choses, il me conduira à une auberge voisine où passe, entre trois et quatre heures de la nuit, la diligence de Colombus. J’aurai l’air de n’avoir pris ma voiture que pour cela, et je paraîtrai au Congrès, tout aux affaires, à l’ouverture de la séance. Je ferai là une drôle de mine, après tout ce qui s’est passé ! mais que je sois pendu si je puis agir autrement !
– Votre cœur est meilleur que votre tête, en tous cas, John, dit sa femme, posant sa petite main blanche sur celle de son mari. Eh, vous aurais-je si fort aimé, si je ne vous avais connu mieux que vous ne vous connaissez vous-même ! » Et la petite femme, en disant cela, était si jolie avec ses yeux brillants de larmes, que le sénateur se regarda comme un personnage bien séduisant pour s’être attiré l’admiration d’une si ravissante créature. Que lui restait-il donc à faire, si ce n’est d’aller inspecter la voiture ? À la porte néanmoins il s’arrêta une minute, et, revenant sur ses pas, dit avec hésitation :
« Marie ! pardon… je ne sais ce que vous en penserez… mais il y a ce tiroir tout plein… plein des effets de ce pauvre… de ce pauvre petit. » – Et, tournant les talons, il tira la porte après lui.
Sa femme ouvrit lentement un cabinet attenant à sa chambre, prit la lampe qu’elle alla poser sur un bureau : là, d’un renfoncement secret, elle tira une clef qu’elle fit entrer dans la serrure d’un tiroir, et elle s’arrêta immobile. Ses deux fils qui, comme tous les enfants, avaient suivi leur mère, demeurèrent debout, silencieux à ses côtés, et attachèrent sur elle des regards interrogateurs. – Oh ! vous qui lisez ceci, s’il n’y a pas dans votre maison un coin secret, une cachette, que vous n’ouvrez que le cœur palpitant, les yeux humides, avec un douloureux respect, comme on ouvrirait une tombe : alors ! oh alors ! dites-vous heureuse, heureuse mère !
Madame Bird tira doucement le tiroir : il s’y trouvait de petits manteaux, de petits habits de diverses formes, des piles de petits tabliers, des rangées de petits bas, même une paire de souliers mignons, usés au bout, qui sortaient à demi de leur enveloppe de papier. Il y avait encore des joujoux : un petit cheval, une petite charrette, une toupie, une paume, souvenirs rassemblés avec tant de déchirements de cœur !… Assise, la figure cachée entre ses mains, elle pleura jusqu’à ce que les larmes filtrant au travers de ses doigts, tombassent dans le tiroir ; redressant alors vivement la tête, elle choisit, avec une hâte fébrile, les objets les plus solides, les plus simples, et en fit un paquet.
« Maman ! dit un des petits garçons, lui touchant doucement le bras, est-ce que vous allez donner ces… ses choses ?
– Mes bons enfants, dit-elle, et sa voix tremblait de ferveur et d’émotion, si notre bien-aimé petit Harri nous regarde du haut du ciel, il sera content. Jamais je n’aurais pu donner cela à quelqu’un d’indifférent, d’heureux ! mais c’est à une mère, bien plus brisée, bien plus désolée que moi, que je le donne, et la bénédiction de Dieu le suivra, je l’espère ! »
Il est ici-bas des âmes bénies d’en haut, dont les douleurs mûrissent en joie pour les infortunés, dont les espérances enfouies germent en moissons de fleurs, se changent en baumes salutaires aux cœurs blessés, aux souffrants, aux abandonnés. Cette femme, jeune et délicate, assise là, près de sa lampe, laissant couler lentement ses larmes, et réunissant en hâte les derniers souvenirs du cher petit qu’elle pleure, pour les donner au pauvre enfant fugitif, cette femme est une de ces
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