La case de L'oncle Tom
Boire, manger, s’habiller, marcher, faire des visites, acheter, vendre, lire, parler, cette part de l’existence restait à Augustin. Si sa femme avait eu les vertus de la femme, elle aurait pu renouer les fils rompus de la vie, et refaire la trame du bonheur. Mais Marie Saint-Clair se doutait-elle seulement qu’il y eût des fils brisés ? On le sait : ce n’était qu’un beau visage, deux yeux superbes, cent mille dollars, et tous ces avantages n’offrent rien qui puisse soulager un cœur navré.
Augustin, pâle comme un mort, étendu sur un sofa, allégua une migraine subite, et sa femme lui recommanda des sels volatils : la pâleur et le mal de tête persistèrent semaine après semaine en dépit du remède : « Vraiment, dit Marie, j’étais loin de me douter que M. Saint-Clair fût valétudinaire ! Ses maux de tête continuels sont très-désagréables pour moi ; on peut trouver étrange qu’étant si nouvellement mariée, je me montre toujours seule dans le monde. » Au plus profond de son cœur, Augustin s’applaudissait du peu de discernement de celle qu’il avait épousée ; mais il put observer, à mesure que le vernis des premiers jours de noces s’effaçait, une métamorphose d’ailleurs assez commune. Il vit la jeune beauté admirée, adulée, servie dès l’enfance, devenir, dans la vie domestique, une maîtresse dure et impérieuse. Marie n’avait pas été douée par la nature d’une sensibilité vive, ni d’une grande puissance d’affection ; le peu qu’elle en avait se perdit dans un égoïsme effréné, et sans ressource parce qu’il était complètement naïf. Entourée dès le berceau de serviteurs qui ne vivaient que pour étudier ses caprices, fille unique d’un père opulent qui ne lui refusait rien, jamais l’idée d’un sentiment, d’un droit chez autrui, pas plus que d’un devoir chez elle-même, n’avait effleuré son esprit. Riche héritière, jeune, belle, parée, le monde, dès qu’elle y parut, l’accueillit en reine ; des adorateurs de toutes classes se pressèrent autour d’elle, et lorsque Augustin l’emporta sur ses rivaux, elle le regarda naturellement comme trop heureux. Le manque de cœur est loin de rendre indulgent en fait d’échange d’affection. Il n’est peut-être pas sur terre plus impitoyable créancier que la femme égoïste ; elle se montre exigeante et jalouse à proportion de son insensibilité et de sa froideur ; elle veut être d’autant plus aimée qu’elle est moins aimable. Madame Saint-Clair, qui n’admettait pas que le mari pût se relâcher des attentions et des galanteries de l’amant, fit la plus vigoureuse défense pour retenir Augustin sous le joug. Il y eut des pleurs, des bouderies, des accès de colère, force humeur, caprices, plaintes, reproches. Le naturel aimable et conciliant de Saint-Clair le poussa tout d’abord à s’efforcer d’acheter la paix par des présents et des flatteries ; puis, quand Marie lui donna une charmante petite fille, il sentit se réveiller en lui des éclairs de tendresse. Sa mère avait été remarquable par une élévation de caractère et une pureté d’âme peu communes. En nommant l’enfant du nom révéré de son aïeule, il espéra la douer en partie de ses vertus ; mais ce mélange de vénération filiale et de tendresse paternelle remarqué par madame Saint-Clair, éveilla toutes ses jalouses susceptibilités. Il semblait que l’affection prodiguée à sa fille fût un vol fait à elle-même. Dès lors sa santé avait commencé à s’altérer. Une constante inaction de corps et d’âme, le travail rongeur de l’ennui et d’une humeur acariâtre, joints à la faiblesse inhérente aux premiers temps de la maternité, changèrent en peu d’années la florissante et belle jeune fille en une femme jaune, languissante, flétrie, dont une variété de maux imaginaires consumait la vie, et qui se considérait comme la plus souffrante et la plus malheureuse des créatures humaines.
Il n’y avait ni fin ni trêve à ses doléances : la migraine, entre autres, la confinait dans sa chambre trois jours sur six ; les soins du ménage retombaient en entier sur les domestiques, et Saint-Clair n’avait nulle raison de trouver son intérieur agréable. Sa fille unique était fort délicate : on pouvait craindre que sa santé, sa vie peut-être, fussent sacrifiées à l’impéritie, à l’incapacité de la mère. Augustin se décida donc à faire une tournée
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