La chambre maudite
sombre qui le confondait avec l’ombre des nuages sur la forteresse. Il s’était avancé à pas lents, arbalète au poing, rasant les arbres au bord du chemin par lequel arrivaient les voyageurs en route vers Clermont, là où précisément par deux fois le loup avait frappé.
Il n’avait pas eu à attendre longtemps. L’animal avait surgi de nulle part, lui avait-il semblé, pour se planter face à lui, les crocs sortis et la bouche écumante.
Sans hésiter Huc avait bandé son arbalète vers le pelage gris pour mettre fin à la terreur, persuadé que l’animal allait bondir sur lui. Et puis il avait baissé son bras, suffoqué. Là, à quelques pas, une silhouette avait jailli, baignée de clarté lunaire, voûtée et ridée, et s’était avancée vers l’animal qui avait reculé devant l’arme en geignant.
Lorsque bête et humain se furent rejoints, Huc reconnut la face ridée de la Turleteuche ébauchant un rictus de compassion dans sa direction, tandis qu’obstinément il fixait le regard bleu métallique du loup. Puis l’obscurité s’abattit sur cette image et un roulement de tonnerre déchira le silence. Lorsque la lune réapparut entre deux nuages, le chemin était désert et Huc haletait, la gorge sèche et les jambes flageolantes.
Il était resté un long moment à fixer le mouvement des frênes et des châtaigniers que le vent de l’orage approchant faisait onduler des cimes aux troncs, comme pour se bercer après un long cauchemar. Puis, au contact des premières gouttes, il s’était engagé sur le chemin, à découvert cette fois, et était rentré, morne et froid, sans un mot pour la sentinelle qui s’était déclarée bien aise de le savoir vivant.
Il avait gravi les escaliers pour se planter devant la chambre d’AIbérie, oscillant d’un pied sur l’autre. Avait-il envie de vérifier ce qu’il avait imaginé avec horreur ? Lorsqu’il fut certain de sa réponse, il poussa la porte épaisse, sûr de la trouver ouverte, et se laissa choir sur le lit, la tête entre ses mains. La pièce était vide, et dans la nuit, au travers des fenêtres ouvertes sur l’orage, un loup hurlait à la mort.
Albérie avait surgi d’un passage à l’intérieur de la cheminée alors que le petit jour dorait le miroir de la coiffeuse face à la fenêtre. Huc n’avait pas dormi. La jouvencelle lui était apparue le visage défait et les yeux cernés. Il s’était mordu la lèvre en se souvenant de ces deux autres matins où il l’avait vue de même. Cette fois cependant, ses yeux rougis indiquaient bien davantage que de la fatigue. Albérie avait pleuré. Alors Huc s’était levé à son approche et spontanément lui avait ouvert ses bras. Elle avait hésité un instant puis s’y était jetée dans un long sanglot.
Ensuite, elle lui avait parlé. Pour la première fois en trois ans, elle avait raconté la triste histoire des siens. L’aïeule, cette sorcière surnommée la Turleteuche que les bourgeois avaient tuée, pratiquait en secret certaines coutumes païennes au moment du solstice d’été, qui consistaient à s’accoupler avec un loup. Sa grand-mère, née de cette union contre nature, avait reçu le pouvoir d’être femme et louve à la fois, et de transmettre à sa descendance le meilleur de ces deux êtres. C’est ainsi qu’avait vécu Amélie Pigerolles, apaisant à chaque pleine lune sa soif de sang sur des chevreuils ou des moutons. Et puis il y avait eu ces crimes qu’on avait imputés au garou gris, et l’erreur qu’elle avait faite, elle, l’enfant de Fermouly, petite fille ignorante de cette malédiction, en attirant vers sa famille la haine de François de Chazeron après avoir aperçu l’animal. C’était elle, Albérie, qui avait causé la perte des siens. Elle avait vécu avec cette culpabilité jusqu’à ces derniers mois où sa grand-mère, qu’elle avait crue morte, s’était montrée à elle au détour d’un sentier, alors qu’elle allait relever des pièges à grives. La Turleteuche l’avait conduite au cœur de la montagne auprès de sa sœur Isabeau qu’elle avait soignée patiemment après le drame, et de l’enfant qu’elle avait mis au monde au milieu des loups le 24 septembre 1501. La Turleteuche lui avait alors confié qu’elle s’éteignait et que c’était elle, Albérie, qui détenait désormais son pouvoir. Isabeau n’avait reçu en héritage qu’une touffe de poils gris sur la nuque, à la base des cheveux, et ne pouvait se
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