La chambre maudite
visage d’Antoinette, et Albérie regretta aussitôt ses paroles. Adoucissant son visage d’un sourire compatissant, elle rectifia :
– Vous avez été bien éprouvés tous deux depuis la tempête, peut-être vos malaises sont-ils le contrecoup de tout ce remue-ménage, de cette inquiétude légitime et du souci que vous vous faites pour ces malheureux sous vos fenêtres. A mon sens, mieux vaut patienter un peu.
Antoinette la scruta un instant puis hocha la tête. Elle n’avait pas songé à cela.
– Vous avez raison bien sûr. Il est sage d’attendre avant d’affirmer… J’aimerais tant lui donner un fils…
Albérie retint son agacement. Elle refusait d’entendre les gémissements de cette femme. Si sa grossesse devait avorter, elle n’aurait à s’en prendre qu’à son époux, à sa cruauté, à son orgueil, à sa suffisance. La malédiction était sur lui, et elle ne lèverait pas le petit doigt pour empêcher qu’elle s’accomplisse.
Depuis longtemps les siens attendaient leur vengeance, en mémoire de leur père que François avait fait assassiner, en mémoire de leur famille détruite, contrainte de vivre en recluse, dans le secret.
Albérie déglutit péniblement tant la colère à présent battait ses tempes. Non, Antoinette n’était pas responsable de la tragédie, elle ignorait même ce qui s’était passé, mariée depuis trois mois seulement.
1 Agacé
On avait rayé leur nom des registres de Fermouly, on avait enterré son père dans la boue des mémoires pour la grandeur du seigneur de Vollore. Alors, comme les siens, François mourrait sans héritier. Et Antoinette serait délivrée tout comme la contrée.
Albérie estima que l’instant était propice à l’échappatoire. Sa fuite passerait pour de la pudeur. Elle posa son ouvrage sur le tabouret à ses côtés et sortit de la pièce, le cœur plus sourd que jamais.
L’espace d’un instant, elle eut envie de fuir loin, très loin de ces murailles qui l’étouffaient, de ses tâches coutumières d’intendante auprès de Huc, du respect que son nom et son titre lui avaient offert au milieu de la garnison et dans le pays. Elle dut s’appuyer de tout son poids contre le mur après avoir refermé la lourde porte. Elle renversa la tête en arrière et planta ses doigts dans les joints creusés, le souffle court. À vingt-six ans, elle se sentait vieille déjà. Si lasse.
Non, la colère n’était pas la seule cause, comprit-elle. La lune serait pleine cette nuit.
Des larmes lui piquèrent les yeux. Elle connaissait bien cette insidieuse douleur dans ses membres, cette haine bestiale qui l’envahissait peu à peu au fil des heures, jusqu’à la soif de sang dans sa bouche. Alors cela commencerait vraiment, par son ventre d’abord, qui se couvrirait de poils, puis ses pieds et ses mains. Ensuite elle aurait mal, mal à hurler tandis que son corps tout entier se vrillerait, s’étirerait, se modifierait jusqu’à n’avoir plus rien d’humain, sans pour autant lui faire oublier qui elle était et pourquoi.
Albérie enfonça plus avant ses ongles dans la pierre et se rasséréna. Ainsi transformée en louve, elle rejoindrait les siens. Et c’était tout ce qui importait.
Huc de la Faye s’accouda à la croisée à meneaux de la tour carrée, l’œil triste. Le jour déclinait lentement sur Montguerlhe, faisant rougeoyer le point d’eau près duquel paissaient paisiblement les moutons et les vaches. Trop occupé ces dernières semaines à aider Béryl et ses hommes, il en avait presque oublié ce qui l’attendait cette nuit, comme chaque nuit de pleine lune depuis treize ans, depuis qu’il avait découvert le terrible secret de Montguerlhe, et accepté de se taire.
Cette fâcheuse nuit de septembre 1500, après avoir confié Albérie à l’abbé du Moutier, Huc était revenu à Montguerlhe dans l’espoir insensé que, l’orage ayant éloigné les loups, Isabeau aurait survécu. Il s’était précipité sous la pluie battante après s’être avisé que les archers avaient déserté leur poste et François barré sa porte. Mais d’Isabeau, il ne restait au pied des remparts qu’un mantel couvert de sang. Huc avait fouillé les buissons alentour une bonne heure encore puis s’était résigné. François de Chazeron n’avait rien montré au petit matin qui puisse laisser supposer un quelconque remords. Prétextant qu’on l’attendait à Vollore, il fît plier ses affaires et refusa d’en
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