La chambre maudite
montures.
Loraline sentit quelque chose en elle se glacer. Elle n’aurait pu s’expliquer pourquoi, mais elle sut à l’instant qui il était. Avant même qu’elle ait articulé son nom, Albérie chuchota, comme s’il pouvait les entendre :
– Oui, c’est bien lui, Loraline. Ton sang ne t’a point trahi. Le seigneur de Vollore et de Montguerlhe dans toute sa superbe, son orgueil et sa suffisance.
– Mon… père ! articula difficilement la gorge serrée de Loraline tandis que le parfum musqué qui flottait dans la pièce lui donnait la nausée.
Albérie se tourna vers elle, un éclair mauvais dans son regard métallique. Sans ménagement, elle s’empara de la main moite de sa nièce, laissant entre elles la largeur de la fenêtre d’où leur parvenait le timbre dur de François.
– Oui, Loraline, ton père… Et le bourreau de ta mère ! Regarde-le bien, ma fille, car ce jourd’hui ton cœur doit choisir. Quoi que tu décides, ta vie t’appartient désormais.
Malgré elle, Loraline baissa les yeux, le cœur battant à tout rompre. Comme elle avait peur soudain, peur d’elle-même, peur de ce regard impitoyable, peur de cette lueur qu’elle avait tant de fois vue briller dans les pupilles dilatées de sa mère lorsque ses cauchemars la réveillaient en hurlant. Mais Albérie ne s’attendrit pas de ces doigts tremblants dans les siens. Sa voix se fit tranchante et amère.
– Tu vois ce lit, Loraline ? C’est là qu’il l’a violée, battue et humiliée après avoir pendu Benoît devant ses yeux, et avant de la jeter nue et brisée en pâture aux loups. Regarde bien ce lit et le visage de cet homme. Oui, regarde et choisis : soit de te montrer à lui et de mourir à ton tour, soit d’accepter ce qui est et de venger ta mère autant que ta naissance, car pour tous tu ne seras jamais, jamais, tu entends, que la bâtarde du seigneur !
Au pied de la tour, Antoinette venait de rejoindre son époux, accompagnée par Huc de la Faye qui, depuis son cheval, tirait le mulet sur lequel était attachée la malle contenant leurs effets personnels.
Huc souriait, le cœur content. Antoinette avait agi au mieux et entraînait dans son fragile sillage son époux vers Vollore, dans le but de l’accommoder aux agrandissements et aux aménagements du château. Huc les accompagnait avec quelques hommes, écartant de Montguerlhe, ainsi qu’il l’avait promis, leurs seigneuries pour quelques jours.
Un instant, il regarda vers la croisée avec le curieux sentiment d’être épié, mais il ne vit rien. Persuadé toutefois qu’il s’agissait de son épouse, il cligna un œil complice dans sa direction puis prit la tête de ses hommes avec détermination, à la grande satisfaction de François qui, l’œil sombre, ne pensait en cet instant qu’à retourner chez lui.
Les chevaux s’ébranlèrent d’un pas tranquille, et Loraline releva ses yeux pleins de larmes pour suivre la silhouette agile de son père, une haine grandissante au cœur. Lorsqu’il disparut, caché par l’angle des bâtisses précédant la première grille d’enceinte, elle murmura d’une voix qu’elle reconnut à peine :
– Ce qui doit être sera. François de Chazeron mourra.
Alors seulement Albérie lâcha la petite main, soulagée. « Cette enfant est bien de notre sang ! » pensa-t-elle avec satisfaction. Attirant le corps tremblant de Loraline contre le sien, elle l’étreignit affectueusement.
– Lorsque tout sera terminé, tu seras libre, je te le promets, chuchota-t-elle à l’oreille de sa nièce, mais celle-ci ne l’entendit pas.
Comme dans un brouillard, elle fixait, la rage au cœur, le lit défait. Les cris et les suppliques que sa mère vomissait à chacun de ses cauchemars prenaient tout leur sens dans les horribles images renvoyées par ce lieu. Elle resta ainsi un moment, pétrifiée par son imagination et sa colère, puis elle repoussa Albérie violemment et, les yeux injectés de sang, grommela :
– Que dois-je faire ?
Albérie sentit ses reins s’arquer sous l’appel de l’animal qui sommeillait en elle, tandis qu’un goût âcre lui venait au palais. Satisfaite de la réaction de sa nièce, elle lui exposa son idée, avant de l’entraîner dans le dédale des souterrains en direction de Vollore.
Tandis qu’ils chevauchaient d’un pas tranquille, Antoinette chantonnait. D’une part, parce que le soleil, radieux malgré l’air vif, la comblait d’aise après
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