La chambre maudite
rarement auparavant. Au matin pourtant François de Chazeron vomissait ses tripes et se tordait le ventre, malgré le garde qu’il avait eu soin de faire placer devant sa porte en sortant. Après lui aucun n’était entré ou sorti. Philippus avait beau réfléchir, l’évidence le fuyait.
Et cependant, depuis deux jours qu’il dormait là, tout indiquait que son malade n’allait pas plus mal à défaut d’aller mieux. Un instant il se demanda si, plutôt que du poison, on n’avait pas jeté un mauvais sort à cet homme. Il prit donc la résolution de vérifier sa literie dès le lendemain. Il se renfonça de nouveau dans la chaise à bras et s’enveloppa dans la couverture tombée à ses pieds. Il jeta un œil vers la cheminée où de hautes flammes entretenaient encore une chaleur douce. La bûche était à demi entamée, elle tiendrait sans peine jusqu’au matin. C’est alors qu’il entendit le hurlement de la louve. Son regard se porta aussitôt vers la croisée. Malgré les rideaux tirés, la clarté lunaire pointait une sinistre lumière. Philippus frémit. Il connaissait bien les loups, suffisamment pour s’inquiéter de ce cri-là. Derrière la bête, il aurait juré entendre la plainte d’un humain. Et pourtant, en dépit des légendes qui couraient l’Europe, il le savait : les garous n’existaient pas. Pas davantage qu’un poison de cet acabit-là… Perplexe, il ferma les yeux sur ces mystères en se promettant de ne pas quitter Montguerlhe avant de les avoir résolus. Fût-ce au péril de sa propre vie.
Albérie se laissa tomber à quatre pattes sur la neige. Elle était encore à cheval entre deux mondes, son visage de femme ruisselant de sueur et de sang sur son poitrail de louve. La douleur était indescriptible, comme si on lui arrachait une partie d’elle-même, comme si on lui volait une mémoire. Elle avait beau en avoir l’habitude, chaque fois un peu plus elle se sentait salie. Vaincue et brisée par cette force maléfique qui réclamait son dû, elle haletait tel un animal qui n’en finit pas de mourir. Et pourtant elle était bien vivante, trop vivante, ignoblement vivante. Un instant elle revit les yeux dilatés du mouton lorsqu’il avait compris qu’il n’en réchapperait pas. Le goût du sang jaillissant par saccades dans sa gorge ouverte lui donna la nausée. A ce moment-là, elle se mit à vomir dans de grands spasmes sur la roche couverte de neige, en espérant contre toute logique rejeter loin d’elle la louve furieuse et meurtrière. Lorsqu’elle fut vidée de son dégoût, elle se traîna à genoux au bord de la rivière. Lentement le froid hivernal s’immisçait en elle, mais elle n’en avait cure. Il lui semblait même amical après la chaleur intense qui avait consumé sa raison durant la transformation.
La poudreuse recouvrait tout alentour. De la main, Albérie la dégagea entre deux rochers plats puis jeta avec force une pierre sur la pellicule de glace qui recouvrait l’eau. Le chant de la rivière monta doucement, régulier dans le silence. Albérie retira les morceaux de glace effilés ainsi que du verre puis trempa ses mains dans l’eau claire. Elle se coucha à même la neige, nue, et plongea son visage dans ses mains. Aussitôt l’eau se teinta d’un rouge écarlate. Elle recommença encore et encore jusqu’à ce que ses traits poisseux soient débarrassés du sang. Lorsqu’elle eut terminé, il ne restait rien de son forfait. L’eau vive avait tout emporté sous la glace. Alors elle se roula dans la neige comme si elle voulait s’y ensevelir. Puis elle se mit à pleurer, le regard tourné vers la lune ronde, tandis qu’un simulacre de soleil pointait un rai de lumière au-dessus des montagnes endimanchées. Elle grelottait à présent mais s’attarda jusqu’à ce que son corps bleui l’entraîne vers le sommeil, à la limite à nouveau entre deux mondes, entre la vie et la mort. Chaque fois elle attendait ce moment en suppliant son âme de se laisser faire. Il suffirait de quelques minutes de plus et c’en serait terminé de l’animal qu’elle exécrait. Mais une fois encore, elle se releva, parce que son instinct de survie était plus vivace que chez aucune autre, qu’il ne lui concédait pas le droit de s’anéantir. Le froid avait cet avantage d’endormir les souffrances du corps, même si ses membres engourdis avaient peine à se mouvoir. Elle extirpa du bosquet qui lui servait de cachette ses vêtements abandonnés
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